** Le climat économique et politique (dépression, agitation sociale, impuissance ou atermoiements des gouvernements face à la crise) apparaît peu propice à de soudaines bouffées d’euphorie boursière. Nous ne connaissons pas beaucoup de traders qui auraient parié sur une hausse de 3,5% à 4% de la Bourse de Paris mercredi matin.
A l’occasion d’un Billet du Trader publié mardi, j’évoquais les sept mois de baisse du CAC 40, les 45,5% perdus dans l’intervalle, à l’imitation de la grande correction de 2002 (de mars à octobre), et l’absence de précédent historique concernant une vague de baisse dépassant les 55% sur une période de 12 mois au cours des 70 dernières années sur les actions tricolores.
Les records sont faits pour être battus ; ceux de la période s’étendant de juillet 1929 à juillet 1932 ont encore de beaux jours devant eux, l’écart total ayant atteint -89,5% sur trois ans entre les deux extrêmes historiques de 381 et 41 points. Cependant, on constate, en jetant un coup d’oeil aux graphiques historiques long terme, que le Dow Jones était parvenu à effacer la moitié de ses pertes de "l’après-krach" (de décembre 1929 à juin 1930, entre 198 et 294 points), avant de rechuter de 86% au cours des deux années suivantes.
Un constat s’impose : le timing de la correction depuis octobre 2007 n’a aucun point commun avec 1929… mais cela n’empêche pas d’envisager d’autres scénarios tout aussi dévastateurs d’ici octobre 2010. Nous sommes en effet convaincus que la liquidité et les stratégies à effet de levier sur les marchés actions vont connaître un passage à vide de plusieurs années.
Si, en plus de cela, les entreprises ne parviennent pas à créer de la valeur parce que les plans de relance échouent lamentablement (nous nous y préparons psychologiquement) et que des désordres monétaires majeurs s’installent (vous connaissez bien notre opinion à ce sujet)… alors chaque rebond des marchés devra être mis à profit pour vendre le reliquat des portefeuilles et arbitrer en faveur de l’or.
Oui, mais en attendant, nous risquons — tout du moins ceux qui se refusent à travailler le marché autrement qu’à la baisse — d’assister à une de ces reprises motivées par l’adage boursier selon lequel il faut acheter au son du canon.
Compte tenu du vacarme causé par l’explosion de la bulle des dérivés de crédit, la meilleure analogie serait peut-être la bombe atomique… mais le résultat est le même : les investisseurs ont les tympans anesthésiés par l’excès de décibels et ils deviennent temporairement sourd aux mauvaises nouvelles.
** Alors vous imaginez facilement ce qui se passe lorsque l’actualité devient "un peu moins pire"… et c’est probablement ce qui a dû se produire en début d’après-midi ce mercredi.
Le CAC 40, qui a clôturé vers 3 069 points, a tutoyé les 3 100 points vers 15h avant de lâcher quelques dizaines de points en fin de séance. Les volumes s’étoffent un peu à trois milliards d’euros, mais ce n’est pas encore une grande vague de rachats équivalant à celles d’octobre et de novembre 2008. Paris ne termine pas dans les plus hauts du jour… mais beaucoup d’investisseurs se satisfont d’une progression de 2,9% qui était encore très improbable en fin de matinée compte tenu de la teneur des informations macro-économiques du jour.
Wall Street ne s’est pas montré aussi euphorique que la City, Francfort et Paris lors de la publication de l’ISM non manufacturier de janvier : en clôture, le S&P lâchait 0,75% tandis que le Dow chutait de 1,5% (sous les 8 000 points), plombé — comme prévu dès mardi soir — par la chute de Disney (-8%) et de Kraft Foods (-9,15%). Cependant, le redressement de l’indice d’activité du secteur des services (de 40,1 vers 42,9 en janvier, contre un repli vers 39 anticipé) fut incontestablement déstabilisateur pour les opérateurs les plus pessimistes.
** Les marchés furent également rassurés par l’engagement de la Fed à proroger jusqu’au 30 octobre ses mesures anti-crise via des accords de swap signés avec 13 des principales banques centrales de la planète (BCE, Banque d’Angleterre, Bank of Japan, Banque du Canada, de Norvège ou de Suisse).
La Fed va ainsi laisser ouverte sa fenêtre d’escompte à un nombre accru d’établissements, et prolonger son programme de prêts hebdomadaires de bons du Trésor aux banques. Elle continue donc de charger son bilan avec des actifs de moindre qualité — mais les marchés apprécient cette cavalerie financière à haut risque, au même titre qu’un numéro de cirque où les voltigeurs semblent parfaitement synchronisés avec la foulée de leur équipage… jusqu’à l’inévitable accident provoqué par l’irrépressible tentation d’en mettre plein la vue au public.
Les amateurs de scores fleuve n’ont en tous cas pas été déçus mercredi : selon l’enquête ADP National employment report, le secteur privé américain a perdu 522 000 emplois en janvier… mais après les 655 000 perdus en décembre, c’est presque un moindre mal.
Les Etats-Unis ont cependant perdu deux millions d’emplois en quatre mois, c’est-à-dire la moitié du total que Barack Obama a promis de créer ou de préserver par le biais de son plan de relance. Démocrates et républicains s’écharpent d’ailleurs au sujet de son montant et de sa destination : les uns et les autres fustigent les nombreuses incohérences des mesures proposées !
** Et c’est là, cher lecteur, que certains semblent également douter de notre cohérence dans la couverture des efforts des différents gouvernements pour soutenir la croissance.
Voici l’un des e-mails — ils sont un certain nombre de la même veine — qui nous sont parvenus ces dernières 48 heures. Comme nous n’avons pas pour habitude de fuir la critique et que nous sommes sans cesse disposé à faire amende honorable (comme tout le monde nous détestons cela… mais nous avons depuis longtemps renoncé au mirage de l’infaillibilité), voici reproduit très fidèlement l’échange de messages entre la rédaction et M. D.
"Permettez-moi de m’étonner de lire ce mardi que vous déplorez le faible montant du plan de relance français, alors même que, dans de nombreux articles précédents, vous sembliez fustiger tous les partisans d’une relance massive tant aux USA qu’ailleurs".
"Vous écriviez, me semble t-il, que le remède tuerait le malade : vous ne cessez de rappeler que ce qui a causé cette crise mondiale est l’excès de crédit et donc de création monétaire ainsi que l’abandon de l’habitude d’épargner (opinion qui est aussi la mienne)".
"Vous affirmez dans la foulée que toute injection massive de monnaie sous quelque forme que ce soit ne fera qu’amplifier la crise. Pourriez-vous m’éclairer sur cette contradiction dans vos toutes dernières chroniques ?"
Ce à quoi j’ai répondu : "je m’explique bien volontiers… l’Amérique vit au-dessus de ses moyens (et même ceux de la capacité d’épargne de la planète) depuis de décennies. Elle vient d’empoisonner la planète avec les déchets toxiques générés par son industrie des dérivés de crédit".
Même si le remède nous apparaît à terme pire que le mal, les Etats-Unis vont devoir mettre sur pied un plan de relance à l’échelle de la dépression qu’ils ont engendrée… Sinon, ils entraîneront dans leur chute le reste de la planète, ce que nous ne jugeons pas souhaitable.
En France, si des excès ont été commis, ce n’est certainement pas au niveau de l’encouragement des ménages à consommer ou des prêts hypothécaires à risque : notre spécialité, c’est la dérive des comptes sociaux, une administration fiscale omniprésente et prédatrice mais qui ne génère que peu de valeur ajoutée, etc.
Mais ce qui motive nos récents sarcasmes, c’est l’effet d’annonce tapageur concernant un plan de relance du gouvernement Fillon/Sarkozy qui ne constitue qu’un recyclage des engagements budgétaires 2009 (c’est-à-dire des dépenses indispensables comme la rénovation des voies ferrées ou de certains infrastructures routières, il y va de la sécurité des usagers) — auxquels viennent d’être ajoutés quelques investissements supplémentaires de dernière minute… comme cela se produit d’ailleurs chaque année. Il est de coutume de faire passer ces "extras" de façon discrète lors des cessions nocturnes de l’Assemblée… mais cette année, le gouvernement fait inversement donner du clairon et de la grosse caisse !
Le nombre de logements sociaux programmés cette année sera par exemple bien inférieur au total promis par un certain candidat élu à la présidence deux ans auparavant, à une époque où la France ne connaissait pas la crise !
Le gouvernement français veut nous faire passer des vessies pour des lanternes… soit pour dissimuler le manque réel de moyens, soit pour masquer une volonté de maîtriser la dépense publique et les déficits, y compris au détriment de la croissance (bien que l’on prétende — la main sur le coeur — faire le contraire de l’Elysée à Matignon).
Le sentiment que l’on nous ment d’une façon ou d’une autre nous insupporte. Les Etats-Unis accumulent peut-être les erreurs stratégiques mais au moins, la ligne directrice de la Fed et du Trésor US est lisible. Les partenaires économiques de l’Amérique savent où ils vont, y compris si c’est droit dans le mur : cela permet éventuellement d’écraser la pédale de frein avant l’impact et si possible de tenter une manoeuvre d’évitement.
** Nous terminons cette chronique avec un petit clin d’oeil de l’actualité qui éclaire celle que nous avions rédigée la veille : selon le Wall Street Journal, les avocats et les plaignants impliqués dans le dossier Madoff accusent la SEC d’avoir eu peur de gratter le vernis de respectabilité de l’escroc du millénaire et d’avoir délibérément refusé de donner suite aux demandes d’enquête concernant les pratiques comptables du "milliardaire philanthrope".
Et de nous demander en quoi la philanthropie a jamais constitué un critère d’évaluation de la part de la SEC !
Philippe Béchade,
Paris