La Chronique Agora

L’étrange maison d’enchères Bernanke & Kiew-Hitoo

▪ Les commentateurs ont de plus en plus de mal à décrire le comportement des marchés. Certains évoquent un bulldozer dont les freins ont lâché… D’autres un glacier qui avance inexorablement : peu importe la météo du moment, la gravité s’exerce été comme hiver, la glissade ayant tendance à s’accélérer en période de réchauffement climatique.

Ces métaphores sont évocatrices mais elles négligent un des aspects fondamental du phénomène qu’elles tentent de décrire. En effet, le bulldozer ou le glacier ne sont mus que par leur force d’inertie. Ils n’ont aucune intention de passer en quelques semaines d’un point A valant 10 000 points à un point B qui en vaut 12 000 (vous aurez certainement reconnu le Dow Jones).

Même de cette façon, nous n’accordons pas encore parfaitement les paroles et la musique : le point A et le point B sont constitués de la même quantité de matière et des mêmes composants. Il s’est simplement produit une sorte de dilatation, comme un rail qui s’allonge sous les rayons du soleil dans un pays tropical.

En l’occurrence, pas besoin d’un soleil de plomb, c’est la Fed qui manie le chalumeau et qui tente d’obtenir l’extension maximale. Nous ne savons pas très bien à quoi cela peut servir… mais une chose est certaine, cela n’améliorerait pas la sécurité du transport ferroviaire.

▪ L’image qui me vient à l’esprit, c’est celle d’une salle d’enchères où quelques milliardaires font grimper la cote de Mondrian en se revendant les toiles entre eux. Pour s’assurer que les prix grimpent sans cesse, l’étude Bernanke & Kiew-Hitoo offre un crédit illimité et permanent à tous les enchérisseurs jusqu’en mai prochain, pourvu qu’ils s’engagent à ne revendre leur lot qu’une fois par mois, à des fonds de retraite triés sur le volet.

Ces fonds de retraite ont pour vocation de conserver les toiles jusqu’à ce que leurs affiliés réclament le versement de leur pension, dans un futur que l’on espère le plus lointain possible.

Il existe bien sur de par le monde de nombreux propriétaires de toiles de Mondrian… mais ils ont bien compris que les présenter sur le marché –dans d’autres maisons moins prestigieuses de Londres ou de New York– pourrait faire chuter leur cote, suivant ainsi les bons conseils de leur banquier qui leur expliquent qu’on ne vent pas des Mondrian en pleine ascension.

Regardez ce qui s’est produit pour ce collectionneur de Dali qui avait cédé un portrait de Paul Eluard pour cinq millions de dollars à la fin des années 90… Il a vu le même tableau atteindre plus de 22 millions de dollars chez Sotheby’s ce week-end.

Sauf que des toiles de maître, ça n’investit pas, ça ne distribue pas de dividendes, ça ne crée pas de richesse… Or regardez le graphique de la cote de Modigliani ou de Bacon depuis l’an 2000 : en comparaison, celle du Dow Jones est à pleurer et celle du CAC 40 est consternante.

▪ Si vous vous mettez maintenant dans la peau d’un analyste technique, Dali ou L’Oréal, Jeff Koons ou LVMH — ce ne sont plus que des courbes ayant pour sous-jacent un produit de luxe. Si vous injectez dans les marchés financiers la fausse monnaie de la Fed, la différence entre le comportement d’une action et d’une oeuvre d’art dans une salle d’enchères en pleine incandescence tend à s’estomper.

Il n’est guère difficile de diagnostiquer une hausse des prix puisque par principe, chaque fois qu’une main se lève, c’est pour proposer 1 000 $ de mieux (ou 10 000 lorsque la barre du million est franchie).

Si 10 enchères se succèdent, le commissaire priseur verra par 10 fois ses propres revenus augmenter. Et si l’un des plus fidèles clients de la maison se sent un peu à court de cash, il n’hésitera pas à lui faire crédit ; il pourra toujours prendre en garantie le Picasso ou le Monet acheté 50 millions de dollars lors d’une vente précédente, c’est pratiquement sans risque et ça soutient le marché.

Une enchère, cela va toujours dans le même sens nous sommes d’accord… Mais que penser de Wall Street qui aligne une 10ème semaine de hausse sur une série de 11 ? Cela apparaît surnaturel compte tenu de la tension des taux et de la lutte entamée par Pékin contre la surchauffe — et la formation de nombreuses bulles — dans l’Empire du Milieu (sans parler des incertitudes géopolitiques au Proche-Orient).

▪ La semaine se solde par un gain moyen de 1,5% pour les valeurs américaines (0,9% seulement pour le Nasdaq). Elles se sont comportées de manière très similaire par rapport à leurs homologues européennes à la veille du week-end. Le biais est positif et le Nasdaq a grimpé de 0,7%, au contact des 2 810 points ; il revient ainsi à 1% de son zénith historique de fin octobre 2008. Le S&P (+0,55%) flirtait quant à lui avec les 1 330 points, doublant de valeur en 23 mois.

Le Dow Jones (+0,35%) aligne une 10ème séance positive sur une série de 13. Seuls les robots de trading sont capables d’orchestrer un enchaînement de séances de hausse d’une régularité aussi prodigieuse.

Peu importe que les marchés imaginent — à tort ou à raison — tous les problèmes de l’Egypte résolus après le départ de Moubarak. Les statistiques donnent le vertige depuis le 1er décembre.

Les indices américains alignent 40 séances de hausse sur 53, soit un ratio légèrement inférieur à 80%. Il faut toutefois souligner que sur les 13 séances où les indices US n’ont pas progressé, seules trois se sont soldées par des consolidations supérieures à -0,5%.

Autrement dit, moins de 7% des séances ont donné lieu à un véritable pullback des indices américains. C’est tout bonnement sans précédent depuis plus d’un siècle… alors que les marchés ont connu dans l’intervalle des périodes économiquement plus favorables, c’est certain !

Les Etats-Unis sont loin de marcher sur leurs deux jambes. Tim Geithner a souligné à nouveau vendredi (le 11 février à l’heure du déjeuner, pas après la clôture) à quel point le secteur immobilier américain restait fragile et à quel point le crédit demeurait rare du fait de critères de solvabilité draconiens.

▪ Wall Street veut continuer d’ignorer les incertitudes immenses concernant le futur de l’Egypte. Moubarak est certes parti depuis 48 heures, ce qui déclenche une liesse populaire… mais que va faire l’armée ? Quel soutien le nouveau président — ancien chef des services secrets et fidèle d’entre les fidèles du dictateur déchu — recueillera-t-il auprès du peuple ? Quelle politique étrangère mènera-t-il ?

A l’ensemble de ces questions (et face aux troubles qui se multiplient en Jordanie et en Algérie), Wall Street répond par un sempiternel « tout va bien se passer ». Ce n’est pas sans rappeler l’état d’esprit qui régnait encore lors de la faillite de Northern Rock ou de Bear Stearns — et l’inflation n’était même pas un sujet de conversation à l’époque…

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