** Il y a 18 mois de cela, pas un journaliste de presse grand public n’aurait reproduit un paragraphe (ni même une ligne) de nos Chroniques décrivant étape par étape l’effondrement de la bulle des bulles, c’est-à-dire des dérivés d’emprunts immobiliers. Nous poussions même le souci de la précision jusqu’à évoquer la faillite de Fannie Mae et Freddie Mac, des assureurs de crédit puis celle des plus grands brasseurs de CDO, ABS, MBS et autres CDS.
Aujourd’hui, les deux plus gros émetteurs d’emprunts de la planète sont nationalisés, quatre des cinq plus grandes banques d’affaires américaines ont disparu du paysage économique (la cinquième — Goldman Sachs — a renoncé dans l’urgence à son statut), la plus grande caisse d’épargne américaine (Washington Mutual) a fait faillite…
Aujourd’hui, des dizaines de banques régionales (conservant les économies de dizaines de millions d’américains) sont placées sous la protection de la loi sur les faillites. Fortis, Dexia, Hypo Real, Natixis ne sont sauvées du naufrage que par l’intervention déterminée des pouvoirs publics ou de leurs relais institutionnels. Et voilà que même les journaux économiques "sérieux" évoquent la formation de longues files d’épargnants paniqués se pressant devant les portes closes de banques incapables de leur remettre en liquide le contenu de leur compte.
D’une certaine manière, ils ont raison… mais ce n’est pas parce que les caisses des banques risquent de sonner creux comme un discours de G.W. Bush un soir de vote du Congrès ! La raison est toute simple : il n’existerait pas assez de billets de banque en circulation en France pour couvrir les besoins en menue monnaie des seules Caisses d’Epargne. Un journal satirique sous-entendrait même que le gentil écureuil aurait besoin de regarnir son matelas de noisettes à hauteur de 6,5 milliards d’euros pour faire face aux difficultés qui se profilent, suite aux mésaventures d’une lointaine filiale de filiale implantée aux Etats-Unis !
Oui vraiment, les journalistes ont flairé un bon filon : celui de la peur viscérale, irrationnelle, transmise par les aïeux qui ont connu 1929 et surtout 1932, le Front Populaire puis les privations de la Seconde guerre mondiale, et enfin les tickets de rationnement jusqu’en 1948.
La Chronique Agora avait deux métros d’avance ; certains de nos confrères des médias grand public se sont jurés d’arriver au terminus avant elle — à fond de train — avec des titres à l’emporte-pièce tels que "votre argent est-il bien protégé ?" "Le fonds de garantie bancaire aura-t-il les moyens de sauvegarder l’argent déposé dans votre établissement de crédit favori ?" (sous-entendu… la faillite n’est qu’une question de jours, de semaines tout au plus).
** Même pour plaisanter — et nous adorons taquiner l’imagination de nos lecteurs –, nous n’oserions pas écrire un argumentaire de trois lignes (même au troisième degré) accréditant l’hypothèse de la faillite d’une banque française. Difficile en revanche d’exclure que certains ex-petits génies de la finance virtuelle soient "remerciés" avec des parachutes dorés plutôt que du goudron et des plumes… nos amis belges en savent quelques chose depuis un certain 30 septembre 2008.
Et encore, il faut se garder de lancer des anathèmes contre des grands patrons qui ont agi avec l’assentiment d’autorités de tutelle, mais également de la BCE, qui n’ont émis aucune objection lorsque la profession bancaire s’est lancée à corps perdu dans la "finance casino". Ce qui peut en revanche leur être reproché, c’est d’avoir caché à leurs clients la gravité d’une situation qui relève pour une bonne part de la responsabilité collective.
Les pouvoirs publics européens se montreront-ils maintenant à la hauteur des enjeux ?
Les gros titres à sensation — même s’ils évoquent des hypothèses qui nous font hausser les épaules — auront peut-être leur utilité : contraindre les membres du G7 à s’asseoir autour d’une table pour repenser le système et agir vite. Car il s’agit bel et bien d’allumer des contre-feux avant que le brasier américain ne ravage le maquis de la finance internationale.
Nous doutons que le plan Paulson, même "remasterisé", suffise à éviter l’anéantissement de la moitié des établissements bancaires américain : Jim Rogers, que vous connaissez bien, l’affirmait sur CNBC ce mercredi matin en direct d’Allemagne. En revanche, une action forte des Européens pourrait permettre de cantonner les dégâts aux seules cabanes en rondin qui se consument aux alentours de Wall Street.
Même si le gouvernement français affirme que les pompiers sont à pied d’oeuvre et se font fort d’éteindre n’importe quel départ d’incendie, l’odeur de la fumée qui nous vient des Etats-Unis ne manque pas d’alarmer les investisseurs sur le Vieux Continent.
** Ne sachant dans quel sens le vent allait tourner, la tendance est demeurée très incertaine jusqu’à l’entame de la dernière demi-heure de cotations à Paris, avec quelques achats ciblés — comme sur AXA, qui a pris 5% en une heure, ou Dexia, ramassé toute la journée mais qui a terminé au plus haut avec un gain de 9,3%.
Le CAC 40 a pourtant fait plusieurs incursions dans le rouge en milieu d’après midi alors que Wall Street avait pris un bien mauvais départ, le Dow reperdant d’entrée de jeu près de 40% des gains de la veille, lesquels effaçaient eux-mêmes 50% des pertes de lundi.
Mais à deux heures du vote du Congrès US, les pertes se réduisaient nettement à Wall Street, entre -0,3% et -0,7% en moyenne. Le plan Paulson semble avoir davantage de chances de passer avec l’ajout de quelques mesurettes fiscales en faveur des ménages en difficulté, mais tout cela pourrait se jouer à deux ou trois voix près.
Wall Street se montrait soulagé qu’il se passe quelque chose de nature à décongeler le marché interbancaire. Cependant, les investisseurs pourraient continuer de s’alarmer de la hausse du chômage (8 000 destructions d’emplois selon le cabinet ADP) et de la spectaculaire chute de l’indice ISM manufacturier (-6,4 points, à 43,5) qui enfonce très nettement la barre technique des 50.
Les dépenses de construction aux Etats-Unis sont en revanche restées stables en août, alors que les économistes s’attendaient en moyenne à une baisse de 0,5%.
Au moment où nous achevons de rédiger cette Chronique, le Congrès US n’avait toujours délivré son verdict. Wall Street en a terminé sur un repli symbolique (-0,2% sur le Dow Jones, -0,3% sur le S&P 500) : plus que jamais, l’avenir de la planète semble se jouer à pile ou face.
Nous évoquions hier les dominos, avant-hier une partie de ping-pong sur les indices. Un fin lettré ajouterait cette citation : "Dieu ne joue pas aux dés"… ce à quoi un fan de Niels Bohr (le père de la physique quantique) rétorquerait : "cessez de dire à Dieu ce qu’il doit faire".
N’est-ce pas un peu le même genre de message que celui qui fut adressé par le Congrès US à G.W. Bush lundi !
Philippe Béchade,
Paris