La Chronique Agora

Le roi du ciel est nu

** L’indice CAC 40 vient d’aligner mercredi une troisième séance de hausse consécutive — cependant, l’effervescence des 1er et 2 octobre est largement retombée, ainsi que la vélocité haussière du marché. Le marché parisien s’est offert in extremis un gain symbolique de 0,1% dans des volumes considérablement moins étoffés que ceux observés la veille (5,8 milliards d’euros contre 8,2 milliards d’euros mardi).

Le CAC 40 s’accroche aux 5 800 points — tout comme l’Eurotop 100 (+0,05%), lequel a préservé les 3 275 points. Le rapport hausses/baisses s’est établi à trois sur cinq, mais la chute de 5,5% de Lagardère et de 1,3% du titre Total ont contrebalancé les timides programmes de rachats à bon compte. Ces derniers se sont poursuivis sur les valeurs automobiles, les bancaires et une ou deux technologiques (Alcatel Lucent et Cap Gemini ont grimpé de 2,35%).

Les écarts indiciels sont demeurés étriqués jusqu’au bout. La publication d’un indice ISM des services conforme aux attentes n’a provoqué aucun mouvement de cours détectable de part et d’autre de l’Atlantique ; pas de quoi alimenter les conversations !

** En revanche, l’enquête de l’AMF concernant des ventes d’actions EADS entre novembre 2005 et mars 2006 (10 millions de titres générant une plus-value boursière de près de 100 milliards d’euros), considérées comme des « délits d’initié massifs » fait grand bruit. Il s’agit de bien plus que de simples présomptions, et la justice pourrait bientôt s’emparer du dossier. La Caisse des Dépôts et Consignations a d’ores et déjà fait savoir qu’en cas de délit avéré, elle se porterait partie civile et demanderait réparation auprès des anciens dirigeants et principaux actionnaires « initiés » de l’avionneur.

Nous ne saurions préjuger des conclusions de la justice (y aura-t-il seulement procès ?)… mais le système de défense des protagonistes est déjà bien rodé ! Il pourrait en ressortir que toute l’affaire résulte d’un manque de communication au sein d’EADS et que le vrai coupable n’est plus en mesure d’expliquer ce qui s’est vraiment passé. Circulez, il n’y a rien à voir !

De quoi l’AMF pourrait-elle s’émouvoir ? Lagardère et Daimler, qui avaient vendu respectivement 7,5% du capital le 4 avril 2006, affirment que ce désengagement était programmé de longue date et s’inscrivait dans une réorientation stratégique de leurs activités et participations respectives — et en aucun cas parce que le cours était susceptible de rebaisser.

D’une telle évolution, ils ne pouvaient se douter puisque même Noël Forgeard, l’ex-président du groupe, ignorait tout des retards du programme de l’A-380. Son légitime optimisme aurait été abusé par une apparente rétention d’information de la part des responsables de l’usine de Hambourg concernant la reconfiguration du câblage des futurs A-380.

Mais si l’information n’est pas remontée jusqu’au sommet, c’est peut-être la faute à l’organigramme complexe d’EADS et à sa direction bicéphale qui avait la tête ailleurs. Les collègues allemands ne l’ont pas fait exprès — comme cela avait été évoqué dans un premier temps (ce serait leur faire un mauvais procès d’intention)… C’est simplement que la transmission a été défaillante et que certains courriels partis de Hambourg ont été négligés ou mal transmis à la direction technique de Toulouse.

En cherchant bien, il devrait être facile de prouver qu’un stagiaire a mal fait son boulot (défaut de traduction, exposé peu clair ou autre motif technique tel qu’un mauvais formatage des fichiers). Il a de toute façon été viré en mai dernier car la direction a découvert qu’il ne voyageait qu’en Boeing et ce comportement déloyal avait été immédiatement sanctionné !

Conscient de l’ampleur de sa faute, le seul et unique coupable de toute l’affaire EADS a fui vers le Kelsaltan Oriental (un pays connu pour ses tempêtes médiatiques) en juin dernier et demeure introuvable. La police locale affirme qu’il aurait péri peu après son arrivée dans un malencontreux accident de scooter, ayant, dans sa précipitation, pris l’autoroute à contresens en quittant l’aéroport — les indications sur les panneaux étant rédigées en diagonale.

Le seul témoin qui aurait pu éclairer la lanterne de l’AMF n’étant plus de ce monde… elle n’a plus qu’à suspendre ses investigations ; il n’y a plus d’affaire EADS, passons à autre chose !

** Nous forçons un peu le trait sur la façon dont les divers protagonistes nient leurs responsabilités et ouvrent leur « parapluie » (ou même leur parachute doré). Personne n’est coupable de rien… et surtout pas de communication d’informations mensongères aux marchés.

Plus sérieusement, les notes concernant des retards qui auraient circulé au niveau de la direction étaient un secret de polichinelle. De nombreux sous-traitants (nous en connaissons) s’étonnaient dès novembre 2005 que les usines d’assemblage de Toulouse ne prennent pas livraison de nombreux composants indispensables à l’achèvement des futurs A-380.

Comment les dirigeants, trésoriers, ingénieurs, directeurs des ressources humaines (l’un d’entre eux a engrangé trois millions d’euros de plus-values en vendant ses actions) pouvaient-ils ignorer que le programme accusait un gros retard, et que les pénalités financières prévues dans les contrats négociés avec les compagnies aériennes clientes d’EADS allaient plomber sa rentabilité ?

Comment se fait-il que ce que beaucoup de monde savait dans la région de Toulouse et plus certainement encore en Allemagne n’ait pas alerté les analystes ? Se sont-ils contentés de prendre pour argent comptant les données communiquées par le groupe, de peur de s’attirer les foudres de la direction d’EADS en posant les questions qui fâchent et en alarmant « inutilement » le marché ? Qu’est ce qui a justifié cette omerta de haut vol ?

La façon dont les cours ont continué de progresser de novembre 2005 jusqu’en avril 2006 malgré les signes précurseurs dont nous avions connaissance — et nous ne sommes pas spécialiste du secteur aéronautique — a été pour nous un sujet de profond étonnement. Nous avons alors pensé que de grosses commandes étaient « dans les tuyaux » et que les acheteurs qui continuaient à ramasser activement le titre en avaient eu vent bien avant nous.

** Nous réalisons aujourd’hui qu’à l’image de la crise du subprime, de nombreux analystes et bon connaisseurs du dossier se sont autocensurés : personne n’a osé s’écrier « le roi du ciel est nu ».

Nu comme la vérité que l’AMF se sent en droit de révéler aujourd’hui, connaissant les risques juridiques attachés à la divulgation de ses conclusions sans aucune ambiguïté, assorties de termes très durs, qui tranchent avec la prudente mesure dont elle fait preuve habituellement.

Si la direction d’EADS convient à demi-mot qu’elle a pu traiter la question des retards avec un peu de « légèreté », nous serions étonnés que l’AMF se soit comportée de manière aussi inconséquente avec l’enquête qu’elle vient de rendre publique.

Nous attendons avec une certaine excitation la riposte des avocats (ce sont les meilleurs de la place !), des ex-présidents et de tant d’autres éminents personnages qui se sont enrichis — ou ont laissé faire — sur le dos des actionnaires de bonne foi !

La contre-attaque étant la meilleure défense, il semble que l’on s’oriente vers une stratégie qui a fait ses preuves : « nous n’avons plus les moyens de vous convaincre de notre innocence… mais nous avons encore les moyens juridiques de vous faire taire » !

Philippe Béchade
Paris

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