La Chronique Agora

Le Meilleur des Mondes… façon Novlangue

▪ Dès le deuxième paragraphe de notre commentaire de lundi, nous écrivions : « l’abondance des liquidités se confirme, le flux est d’une remarquable régularité et une seule conclusion s’impose : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes… souterrains ».

Quelle ne fut pas notre surprise d’entendre lundi en tout début d’après-midi un stratège d’une des cinq premières banques d’investissement de Wall Street affirmer, avec un large sourire de vainqueur, que l’économie mondiale avait atteint — sans que la majorité des habitants de la planète ne s’en rendent compte — un statut quasi-idéal de « brave new world » (en référence au best-seller d’Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes).

Et nous n’en avions pas fini avec les révélations abasourdissantes. En effet, selon lui, seul « le marché » (c’est-à-dire ce concept recouvrant une pure fiction dont lui et quelques influents collègues tirent sans scrupules les ficelles) était le seul à s’être rendu compte, depuis plus de six mois, que tout allait beaucoup mieux qu’avant la crise de l’automne 2008.

La preuve : les profits des entreprises sont plus élevés qu’à la fin du premier semestre 2008. En 2010, ils ont progressé à un rythme de 28%, le plus élevé observé depuis le début du 21ème siècle.

Il s’est juste abstenu de mettre en concordance profits engrangés et richesse créée. Eh oui : une nouvelle délocalisation, une nouvelle exemption de taxe, une nouvelle subvention augmentent effectivement les profits perçus par les actionnaires… mais ne génère rien du tout qui profite à la collectivité et qui correspond à la véritable richesse au sens où les économistes l’entendent.

S’il admet que la reprise semble lente aux Etats-Unis, c’est parce que le gouvernement et les médias sont des idiots. La situation de l’emploi serait en fait bien meilleure que la population américaine le perçoit ; la croissance sera plus forte qu’anticipée et l’activité devrait surprendre pas sa vigueur (notre stratège doit faire référence à celle du secteur financier qui baigne dans le flot de liquidités injectées par la Fed)… et que dire des fantastiques opportunités qu’offrent les pays émergents !

En observant l’attitude condescendante et auto-satisfaite du personnage envers ses interviewers, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il s’agissait du plus parfait exemple de ce que Wall Street peut produire de pire en matière de cynisme et de mépris pour l’homme de la rue.

Je suis également convaincu que son incommensurable optimisme est typique d’une personne qui vient de percevoir un bonus de plusieurs centaines de milliers de dollars pour récompenser son aptitude à débiter, semaine après semaine, le catéchisme haussier que veut entendre Ben Bernanke.

Mais oser affirmer que Wall Street se réjouit d’assister à l’avènement du « Meilleur des Mondes », c’est afficher un mépris sans nom à l’égard des 25 millions d’Américains sans emploi ou sous-employés. Idem à l’égard des centaines de millions de travailleurs pauvres des pays émergents de plus en plus souvent en révolte contre l’insondable inégalité du partage de la richesse au cours des 10 dernières années — un facteur aggravé par l’inflation galopante en Chine, en Inde et en Egypte.

▪ Nous assistons effectivement à l’avènement du « Meilleur des Mondes » pour les privilégiés de Wall Street qui gèrent les actifs des 1% d’habitants les plus riches du pays. Il y a 10 ans, ils engrangeaient à eux seuls 15% des revenus distribués et captaient 25% de la richesse créée.

Aujourd’hui, ils confisquent un quart des revenus, dont un tiers du total rien que pour Wall Street, et la moitié du surplus généré par la hausse du PIB. Laquelle est en réalité financée depuis trois ans à 100% par un endettement illimité… dont les contribuables lambda sont les principaux garants.

La masse des dettes commence à peser sur la courbe des taux ? Voilà encore une excellente nouvelle pour Wall Street. « L’argent idiot » va enfin fuir les marchés obligataires… et quelle alternative lui reste-t-il — sinon s’investir dans les actions ?

Souvenez-vous, il y a cinq ans de cela, « l’argent idiot » quittait déjà massivement les bons du Trésor pour s’investir dans les subprime et les actions… Il a ensuite fui les CDO et le S&P 500 pour s’investir dans les matières premières, peu avant que tout n’explose.

Aujourd’hui, le Brent caracole au-dessus des 100 $ ; il est encore loin de ses records de l’été 2008, soit. Mais regardez le cuivre à plus de 10 000 $ la tonne, le palladium, le zinc ou le plomb à leur zénith historique… Cela ne vous donne-t-il pas l’impression que les marchés à terme — sauf le pétrole qui a déjà donné — sont en surchauffe intégrale depuis l’automne dernier ?

▪ De toute façon, les indices boursiers n’ont plus besoin d’aucune raison identifiable pour grimper. Attendues en hausse entre 0,10% à Francfort, Madrid et Londres et 0,3% à Paris ou Milan, les places européennes n’ont pas tardé à engranger hier 1% puis 1,2%. C’est comme si la hausse s’auto-alimentait par le jeu des franchissements successifs de résistances court terme, déclenchées de façon parfaitement délibérée à coup d’algorithmes destinés à accélérer le déclenchement de stops.

Les modestes gains de Wall Street à la veille du week-end n’expliquent en rien le rally haussier de lundi matin. Les indices américains s’apprêtaient d’ailleurs à reperdre le terrain gagné vendredi d’après les premières transactions électroniques.

Les futures qui cotent à Chicago se sont ensuite mis à progresser… mais dans le sillage des places européennes. L’Eurotop 100 a gagné 1% et franchi la résistance des 2 430 points. L’Euro-Stoxx 50 a retracé le zénith des 3 040 points, qui remonte à janvier 2010. Le CAC 40 a quant à lui tutoyé les 4 100 points avant d’en terminer à 4 090, juste au-dessus de son zénith de mi-janvier 2010.

▪ Voyez comment les opérateurs ont fait l’impasse sur la seule statistique publiée lundi : le ministère allemand de l’Economie a dévoilé une chute de 3,4% des commandes à l’industrie au mois de décembre, là où les économistes ne prévoyaient qu’une baisse de 1,7% à 2%.

L’explication de l’optimisme des marchés coule de source : cette mauvaise nouvelle était déjà dans les cours… dans la minute qui a suivi sa parution !

C’est cela, le « Meilleur des Mondes ». Les mauvaises nouvelles deviennent les bonnes ; la consolidation, c’est la hausse ; la pauvreté, c’est l’opulence ; l’inflation, c’est la richesse ; la liberté c’est l’esclavage.

Mais attendez ! Ne sommes nous pas en train de glisser vers le 1984 d’Orwell ? Un 1984 où Big Brother Bernanke déclarerait chaque soir que les actions doivent monter, le ministère de la Vérité étant chargé d’inventer chaque jour une nouvelle fable pour justifier ce prodige.

Il y a 10 ans, la hausse perpétuelle des actions saluait la « Nouvelle économie ». Le rally de 2004 à 2007 saluait la « Grande modération » (ou Goldilocks). Quant au doublement des cours de mars 2009 à février 2011, il salue le « Meilleur des Mondes »… celui où les banquiers de Wall Street parlent le Novlangue, où le grand public assume les risques pris par le secteur privé et où l’argent public sert à engraisser les spéculateurs du secteur privé !

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile