La Chronique Agora

Le Mécano de la Générale

** Difficile de ne pas commenter, dans cette chronique de vendredi, le coup de tonnerre qui alimente toutes les conversations, de Bercy à la Banque de France et de l’Elysée jusqu’à Davos — où la plupart des participants au Forum interviewés, dont le prix Nobel d’économie Joseph Stieglitz et le Premier ministre François Fillon, furent invités à émettre un diagnostic ou délivrer un avis sur les risques liés aux opérations complexes sur les marchés à terme.

Les superlatifs font effectivement défaut pour caractériser le montant de la perte abyssale (4,9 milliards d’euros) subie par la Société Générale sur des opérations de marché qui ont mal tourné avec la récente chute des indices boursiers.

Il s’agirait de la conséquence de prises de positions frauduleuses et dissimulées par un trader d’une trentaine d’années — du nom de Jérôme Kerviel — « agissant seul » mais ayant « une connaissance aussi intime que perverse des méthodes de contrôle », selon l’expression employée par le directeur général et numéro deux du groupe, Philippe Citerne.

Les engagements à terme accumulés au fil des semaines — car M. Kerviel serait « parti en vrille » dès que les bourses ont commencé à chuter fin décembre — auraient porté sur un montant avoisinant le million de contrats sur indices. Cela représenterait, selon des traders de banques concurrentes, des dizaines de milliards d’euros d’encours, un montant supérieur à la capitalisation de la Banque avant que ce « terrible accident » ne soit révélé.

Beaucoup d’observateurs — dont le professeur Elie Cohen — s’étonnent que les bataillons de polytechniciens qui ont conçu l’architecture informatique gérant le calcul des risques et des positions n’aient rien détecté, d’autant que le système de « règlement/livraison » génère automatiquement des appels de marge. Il est tout aussi surprenant que les organismes qui assurent le clearing n’aient pas relevé d’anomalies au niveau des couvertures et de l’identité des contreparties.

Fait également très étonnant : le fautif, qui aurait collaboré — c’est Jean-Pierre Mustier qui l’affirme — le week-end dernier aux investigations concernant ses malversations avec la direction du groupe, serait à présent introuvable, selon une déclaration de M. Bouton lors de la conférence de presse, alors que son avocate affirme qu’il était présent à son cabinet ce jeudi même.

Comment, après avoir reconnu des faits délictueux d’une telle gravité, M. Kerviel a-t-il pu ressortir libre du siège de la banque, au risque de s’évanouir dans la nature ? Quelles garanties ont été prises pour s’assurer qu’il rendrait compte de ses actes devant la justice ?

Pourquoi la Société Générale a-t-elle attendu le 24 janvier pour porter plainte pour « faux en écritures de banque, usage de faux […] et intrusions informatiques » alors que l’infraction fut constatée quatre jours auparavant ?

Peut-être pour éviter que l’affaire ne s’ébruite avant l’ouverture des marchés lundi, et vu les montants en jeu, cela constituerait une explication plausible.

De nombreux paramètres nous échappent et nous supposons que les questionnements exposés ci-dessus trouveront des réponses cohérentes : nous supposons que certaines zones d’ombres concernant l’emploi du temps du « trader fou » — c’est ainsi que beaucoup de professionnels le qualifient — depuis cinq jours subsistent afin de ne pas gêner l’enquête en cours.

Nul doute que le témoignage de l’intéressé vaudra son pesant d’or !

Les spéculations vont bon train concernant non pas la solidité financière de la Société Générale, qui ne fait de doute pour personne, mais bien la constitution d’une perte sans équivalent dans l’histoire des marchés à terme : elle est plus de trois fois supérieure à celle subie par Nick Leeson qui avait fait couler la banque Barings en 1995.

Elle surpasse même celle encaissée par John Merriwether (4,6 millions de dollars) sur les dérivés de bons du Trésor russe et le carry trade yen/dollar lors de la faillite du célèbre fonds Long Term Capital Management en 1998.

M. Kerviel a-t-il suivi la même trajectoire psychologique que Nick Leeson — qui reste une référence en matière d’entêtement dans l’erreur et de dissimulation de pertes (mais depuis Singapour, les procédures de contrôle londoniennes pouvaient être facilement contournées) ?

Ou bien a-t-il agi au motif d’une « incompréhensible malveillance », comme l’envisagent de hauts dirigeants de la Société Générale, qui écartent (a priori) une tentative d’enrichissement personnel ?

Quoi qu’il en soit, bien des mouvements de cours qui nous étaient apparus incompréhensibles mardi s’éclairent rétrospectivement. Le montant des liquidations des positions frauduleuses découvertes officiellement ce week-end pourrait justifier l’effondrement des marchés lundi et mardi, en l’absence d’un véritable catalyseur macro ou microéconomique identifiable.

** La décision de déboucler dès lundi des engagements d’une ampleur considérable — portant sur plusieurs dizaines de milliards d’euros — expliquerait l’intensité de la pression vendeuse sur les dérivés d’actions mais également des écarts de cours très singuliers. Les volumes d’échanges ont battu des records historiques les 21 et 22 janvier à Paris et nous étions demeurés perplexes face à la rechute du CAC 40 peu après l’annonce de l’abaissement de 75 points de base du taux directeur de la Fed mardi vers 14h20.

La Bourse de Paris (et également l’Euro Stoxx 50) étaient repassés de +1,5% à -1,8% en quelques minutes (entre 14h45 et 15h) alors que les futures à Wall Street poursuivaient leur remontée. Nous avions imaginé qu’un gros vendeur était en train d’achever de liquider ses positions. Mais pourquoi agir avec une telle brutalité alors que les indices ne demandaient qu’à remonter, les vendeurs à découvert se trouvant pris à contre-pied ?

Nous évoquions dès mardi un dangereux jonglage avec des fioles de nitroglycérine, sans savoir que la Société Générale venait d’en laisser échapper une. Nous affirmions le lendemain que la BCE viendrait pimenter l’exercice avec une batte de base-ball en récusant la nécessité d’une baisse de taux. Et nous nous demandons à présent si la Fed ne s’est pas fait piéger par l’effondrement potentiel des marchés US.

Le mini-krach de lundi après-midi (-7%) puis de mardi matin (-5% dans la foulée) ne se serait peut-être pas produit si la Société Générale ne s’était trouvée dans l’obligation de vendre à tout prix, précipitant la capitulation des indices boursiers dans un climat conjoncturel certes particulièrement sombre, mais peut-être pas aussi désespéré que l’effondrement des marchés l’avait laissé supposer.

Ben Bernanke avait-il été mis au courant de la situation ?

La BCE aurait-elle dû affirmer qu’elle comprenait — voire approuvait — l’initiative de la Fed au lieu de réitérer la priorité donnée à la lutte contre l’inflation ? Ceci est d’ailleurs apparu complètement absurde et anachronique dans les circonstances très particulières créées par les turbulences boursières…

Toujours est-il que 24 heures plus tard, le CAC 40 a terminé sur une progression fulgurante de 6% (à 4 915 points) qui constitue le troisième écart indiciel le plus spectaculaire observé depuis le début du siècle. Les mémorables journées du 13 puis du 14 mars 2003 s’étaient soldées par des gains de 6,3% et 7,25%. Un tel exploit n’avait jamais été renouvelé depuis cinq ans.

Au moment où nous achevons la rédaction de cette chronique, la semaine boursière se solde par une performance négative de 3,5% à Paris et 4,5% en moyenne sur les places européennes. Mais Wall Street, qui n’a été ouvert que trois jours (lundi étant férié), affiche déjà 2%. Un tel écart hebdomadaire (un différentiel de +6% en faveur des indices US) a vocation à être partiellement comblé au-delà des 4 950 points à Paris. Le CAC 40 ne devrait guère rencontrer d’obstacles avant 5 080 points (gap de lundi matin) puis 5 250 points, zénith de vendredi dernier et ex-plancher majeur du mois d’août 2007.

Philippe Béchade,
Paris

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