La Chronique Agora

La restructuration américaine…à la baisse

"Un pays en déficit absorbe, si l’on combine la consommation et l’investissement, plus que sa propre production ; dans ce sens, son économie s’appuie sur l’épargne accumulée à l’étranger. En retour, il est dans l’obligation permanente de payer des intérêts ou des profits au prêteur. Est-ce une bonne affaire ou non ? Cela dépend de l’utilisation que l’on fait des fonds. S’ils permettent simplement un excès de consommation plutôt que de production, l’économie est en route pour la ruine".
— Joan Robinson, Collected Economic Papers, Vol. IV, 1973

Le plus grand boom de l’immobilier américain est enfin en train de s’effondrer. L’impact sur l’économie commence juste à se faire sentir. La demande de maisons est en baisse radicale, tandis que le nombre de logements vides enfle — une hausse de plus de 40% pour les maisons existantes et de plus de 20% pour les maisons anciennes sur une période d’un an. La sévérité des conséquences de la bulle est désormais en jeu.

Malgré tout, l’inquiétude ne semble pas vraiment régner. On dirait que tout le monde croit que l’économie américaine est hors de danger parce que la Fed a décidé de ne pas augmenter les taux d’intérêt. Nous avançons l’interprétation suivante :

1. Ce n’est pas simplement une pause, mais la fin de toutes les hausses de taux.
2. En l’absence d’une économie en surchauffe, l’inflation est une question datant d’hier.
3. Des taux d’intérêt stables ou en baisse feront grimper les marchés.
4. La Fed ne resserrant plus les taux, la possibilité d’un atterrissage catastrophe peut être écartée.
5. Les liquidités abondantes continuent à étayer les marchés.

En déclarant que de mauvaises nouvelles économiques sont bonnes pour les marchés financiers, Wall Street est en pleine spéculation agressive. "L’économie mondiale est en bonne voie pour grimper à un rythme de 5,1% cette année, mais le risque d’un ralentissement mondial sévère en 2007 est plus fort qu’à tout autre moment depuis les attentats terroristes de 2001 aux Etats-Unis", déclare le Fonds monétaire international dans son rapport aux ministres des finances, en mentionnant deux déclencheurs possibles : un ralentissement brutal du marché immobilier US, ou bien des attentes inflationnistes en hausse qui forceraient les banques centrales à augmenter les taux d’intérêt.

En prenant cette prévision en compte, le plongeon soudain des prix des matières premières pourrait ne pas être complètement surprenant. Par ailleurs, les prix des actifs risqués et des "titres adossées créances hypothécaires" sont restés stables en dépit des problèmes évidents de l’immobilier et de la finance de consommation aux Etats-Unis. Les cours des valeurs d’organismes de prêt ont grimpé de 5% à 10% depuis la fin août. Depuis leur plancher de juin, les bourses des marchés émergents ont rebondi de 20%. Les marchés internationaux développés ont grimpé de 12%, et les marchés américains de 8% environ. La chute verticale du yen depuis mai suggère que le carry trade du yen est de retour, plus vigoureux que jamais.

Etant donné les rumeurs croissantes de menaces de récession aux Etats-Unis [rumeurs qui se concrétisent avec la mauvaise performance du PIB annoncée la semaine dernière, ndlr.], tout cela pourrait sembler plutôt surprenant. Le raisonnement sous-jacent semble supposer que cette récession sera un nouveau "passage à vide" qui forcera la Fed à faire ce que la communauté spéculative préfère : revenir à l’argent facile.
On parle de récession, mais on ne la craint absolument pas. La perception populaire semble faire confiance à l’économie américaine et à son incroyable capacité de résistance et de flexibilité. Les comptes des ménages ne sont-ils pas en excellente forme, dans la mesure où la hausse des valorisations d’actifs a dépassé — et de loin — les dettes au cours des ans ? Les aspects les plus effrayants de ces nouveaux développements, une récession plus profonde et un déclin prononcé de la croissance économique, ne sont pas encore arrivés au premier plan.

Au cours des cinq dernières années de reprise par rapport à la récession de 2001, la croissance économie américaine a été "nourrie par les actifs", comme on dit souvent. Plus précisément, des augmentations considérables et continues des prix de l’immobilier ont servi de corne d’abondance, fournissant aux ménages des facilités d’emprunts considérables permettant d’augmenter leurs dépenses. Durant des années, cela a été le seul moteur de l’économie. La Fed affirme que la valeur "retirée" des maisons par le biais des prêts hypothécaires dépasse les 700 milliards de dollars, annualisés, au cours du premier semestre 2006.

En 2005, dernière année complète pour laquelle des données sont disponibles, les nouveaux emprunts des ménages se montaient à 1 241,4 milliards de dollars. Comparez cela aux chiffres de dépenses et de revenus suivants : les revenus personnels disponibles ont grimpé de 354,5 milliards en dollars courants, et 93,8 milliards en dollars ajustés à l’inflation. Les dépenses ont augmenté de 530,9 milliards de dollars courants, et 254,1 milliards en dollars enchaînés.

Nous présentons ces chiffres pour souligner l’importance capitale, pour la croissance économique américaine, de l’extraction de valeur faite par les ménages au cours de la reprise actuelle. De toute évidence, cela a empêché une dépression bien plus grave. L’absence de toute augmentation de richesse aurait facilement pu pousser les ménages privés à épargner à partir de leur revenu actuel.

Pour le consensus, la petite récession de l’économie américaine en 2001 est une magnifique justification de l’idée exprimée à plusieurs reprises par M. Greenspan, selon laquelle il vaut mieux lutter contre les conséquences de la bulle à l’aide d’argent facile, plutôt que de la dégonfler dès ses débuts. C’est de toute évidence une grossière erreur de jugement, parce que la récession la plus légère des Etats-Unis a été suivie par cinq années de reprise tout aussi légère, avec des déficits considérables, durables et sans précédent en matière d’emploi, de croissance et d’investissement des entreprises.

En fait, des changements majeurs se sont produits dans la structure du marché de l’emploi et dans l’allocation des ressources au sein de l’économie américaine. Dans l’ensemble, c’était des changements pour le pire, et non pour le meilleur — et ils ne pourront que diminuer la croissance économique américaine à long terme.

La caractéristique la plus frappante de la bulle immobilière — et qui, par cet asp
ect, la distingue diamétralement d’une bulle boursière — est son incroyable dépendance au crédit et à la dette. La raison à cela, c’est qu’elle exige des emprunts dans deux buts différents : pour faire grimper les prix des maisons d’abord ; pour les liquidités provenant des plus-values ensuite. Pour cela, chaque dollar doit être emprunté.
Depuis la fin 2000, les ménages américains ont compensé le grave manque de croissance de leurs revenus par une ruée sans précédent vers l’endettement, qui a grimpé, à ce jour, de 5 300 milliards de dollars, soit 77%. Et tandis que la hausse des prix des maisons et des actions a ajouté 15,6 milliers de milliards de dollars au total dans la colonne "actifs" de leur bilan, les ménages ont miraculeusement terminé avec une hausse sans précédent de leur valeur nette, passant de 41,5 milliers de milliards de dollars à 53,8 milliers de milliards au premier trimestre 2006.

En faisant allusion à ce fait, Ben Bernanke, président de la Fed, a noté dans son discours du 13 juin que "dans l’ensemble, les ménages américains ont bien géré leurs finances personnelles".

Manifestement, la création rapide de la bulle immobilière en 2001 a effectivement empêché une récession plus profonde. Mais cela devrait soulever la question de la manière dont la bulle de l’immobilier et ses implications financières ont affecté l’économie américaine à plus long terme. En d’autres termes, cette dernière est-elle en meilleure ou en pire forme aujourd’hui qu’en 2001 pour affronter les conséquences de la bulle immobilière ? Notre réponse est catégorique : les conditions sous-jacentes structurelles et cycliques ont dramatiquement empiré.

En 2001, la Fed de Greenspan pouvait amortir les dégâts de l’éclatement de la bulle boursière avec la création de la bulle immobilière. Cette fois-ci, manifestement, il n’y a pas de bulle alternative à gonfler pour adoucir les dommages causés par la bulle immobilière. Au lieu de cela, il y a une probabilité plutôt élevée de voir l’effondrement de la bulle immobilière entraîner le marché boursier avec elle. C’est la première différence inquiétante entre 2001 et aujourd’hui.

La deuxième différence inquiétante, c’est que l’économie et le système financier ont accumulé des déséquilibres structurels et des dettes en quantité sans précédent dans toute l’histoire. Des emprunts largement excessifs pour la consommation et la spéculation ont transformé l’économie américaine en un colosse de dettes, avec des capacités très diminuées en matière de création de revenus.

Enfin, les bulles boursières et les bulles immobilières sont deux espèces bien différentes, et la deuxième est de loin la plus dangereuse. Dans son étude sur les perspectives économiques mondiales d’avril 2003, le FMI a publié une étude historique appelée "Quand les bulles éclatent", qui expliquait la différence dans les conséquences de l’éclatement de bulles boursières et immobilières. Voilà en quelques mots ce que disait cette étude :

Premièrement, les corrections de prix durant les krachs immobiliers ont atteint en moyenne 30%, reflétant la diminution de la volatilité des prix, et la baisse de la liquidité sur les marchés. Deuxièmement, les krachs de prix de l’immobilier ont duré environ quatre ans, soit un an et demi plus longtemps que les krachs boursiers. Troisièmement, l’association entre les booms et les krachs était plus forte pour l’immobilier que pour les prix des valeurs… Et quatrièmement, les principales crises bancaires qui se sont produites dans les pays industriels au cours de la période d’après-guerre coïncidaient toutes avec des krachs immobiliers.

Les cas les plus sévères d’effondrement de la bulle immobilière affectant les systèmes bancaires à la fin des années 80 se sont produits en Angleterre, dans les pays nordiques et en Suisse — sans parler du Japon, où, cependant, c’est l’immobilier commercial qui a joué un rôle clé.

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