La Chronique Agora

La main invisible trempe sa plume dans l’or noir

** Les journalistes économiques en mal de sensations fortes se sont fait plaisir avec la crise des subprime ces 18 derniers mois… Cependant, il est difficile de faire vibrer le public avec des produits dérivés qui ne se matérialisent à l’écran que sous forme de séries de courbes assorties de signes cabalistiques, lesquels ne parlent qu’aux seuls initiés.

Le problème c’est que ce marché des produits structurés était déjà assez peu spectaculaire avant l’éclatement de la bulle du crédit… mais ce fut bien pire à partir de l’été 2007 : les colonnes de chiffres cessèrent de clignoter, les bid et les ask disparurent, les valeurs théoriques à l’achat tendirent rapidement vers zéro… écran noirs, écrans blancs, end of data !

Les sommes en jeu donnaient le tournis… mais il fallait faire preuve de beaucoup d’imagination pour rendre tout cela vivant ! Comme par un coup de baguette magique, les flux financiers basculèrent vers les commodities, et ce fut l’embrasement, l’apothéose de la spéculation.

Et cette fois, comme le dirait Bill Bonner, c’est devenu un vrai « spectacle public » : tout le monde voit ce qui ce passe, n’importe quel commentateur peut y aller de sa petite phrase, il suffit de décrire — sans même l’embellir — la réalité pour captiver le lecteur/consommateur.

** Une mine d’inspiration pour les uns, une mine d’or (noir) pour les autres (et la ruine pour certains)… on croyait avoir atteint le paroxysme de l’intensité dramatique vendredi mais la « main invisible », qui met également sa plume au service du NYMEX, nous a bluffé mardi soir en nous ménageant un nouveau coup de théâtre.

Le baril de pétrole a rechuté de six dollars en l’espace de quatre heures, de 137,5 $ à 131,5 $, en réaction à une déclaration du secrétaire général de l’OPEP, Abdullah al-Badri. Ce dernier appelle pays producteurs et pays consommateurs à se rencontrer le 22 juin à Djeddah, en Arabie Saoudite, afin d’étudier s’il y a lieu d’ajuster l’offre et la demande. M. Al-Badri souligne qu’il n’y a, à l’heure actuelle, aucune pénurie « ni maintenant, ni à venir »… et il fustige au passage le sous-investissement chronique des compagnies occidentales dans la prospection et le raffinage.

Le sommet de Djeddah serait destiné à calmer les esprits ; la prochaine réunion stratégique officielle de l’OPEP n’aura lieu qu’au mois de septembre… ce qui laissait trop de temps à la spéculation pour déstabiliser les marchés.

L’Iran et le Koweït ont salué l’initiative de leur secrétaire général et le ministre de l’Energie des Emirats Arabes Unis, Mohammed al-Hamli, se réjouit de la tenue d’une telle réunion, estimant que les prix pétroliers étaient devenus « fous ».

** Tous les évènements décrits ci-dessus sont intervenus trop tardivement pour redonner un peu de tonus aux places européennes, lesquelles ont un peu baissé pavillon au cours du dernier quart d’heure de cotations.

Le CAC 40 s’est enfoncé de 0,3% supplémentaire au moment du fixing et lâchait 0,8% au final, à 4 761 points. Il a perdu un peu plus le contact avec les 4 800 points, dans un volume étoffé de 6,15 milliards d’euros.

La journée avait mal commencé, les opérateurs découvrant que les places asiatiques avaient très mal digéré la perspective d’une remontée des taux en Europe puis aux Etats-Unis. Ben Bernanke a toutefois mis fin lundi soir aux espoirs de nouveaux assouplissements de la politique monétaire américaine — malgré la hausse du chômage –, sa principale préoccupation devenant la lutte contre l’inflation.

Les investisseurs se sont rendu compte que la banque centrale chinoise ne devrait pas rester les bras croisés encore très longtemps avec une hausse du CPI qui avoisine les 8% (officiellement, l’inflation se serait tassée à 7,7% en mai). Un petit vent de panique a soufflé sur Hong Kong (-4,5%) et surtout sur Shanghai (-7,5%) qui retombe au plus bas de l’année ou même au plus bas depuis avril 2007.

La bourrasque baissière a également emporté la bourse de Séoul qui a reculé de 1,9% ; celle de Bombay a également chuté de 2% (le cumul atteint -30% en quatre mois).

** L’impact du phénomène s’est atténué avec la distance mais les indices européens n’ont pas tardé à perdre 1% mardi matin alors que le Dow Jones se préparait à reperdre tout le terrain gagné la veille, le Nasdaq 100 affichant un repli potentiel de 1,3%.

Les indices américains évoluaient collectivement dans le rouge dès 15h30, et ils n’étaient pas mieux orientés à 17h30 : le Nasdaq cédait 0,75% et le S&P pas loin de 0,5%). Cela a contribué à déprimer un peu plus les investisseurs européens.

Tout cela commençait à ressembler à un scénario que nous avons déjà vécu à la mi-janvier, puis début mars et à nouveau à la mi-mai : quand toutes les places boursières entament une décrue avec un tel synchronisme, le mouvement correctif s’auto-entretient et il n’y plus qu’à se laisser porter par la vague.

** Les marchés ont de sérieux motifs d’inquiétude car la crise de confiance frappe de nouveau des géants comme l’américain Lehman (-7%) et le britannique HBOS (-5%). Le taux de sinistres dans les activités de crédit progresse inexorablement de part et d’autre de l’Atlantique : le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, estime que les turbulences ne sont pas encore terminée. Daniel Bouton (ex-PDG de la Société Générale) estime quant à lui que le retour à la normale n’est pas pour tout de suite, il faudra probablement attendre l’automne et peut-être la fin de l’année.

La chute des valeurs financières avait été sévère lundi soir à Wall Street, une chasse aux bonnes affaires a commencé à s’organiser mardi à la mi-séance, le Dow Jones terminait à l’équilibre… le Nasdaq Composite s’effritant de -0,4%.

** La bonne nouvelle du jour, pour les places européennes, ce fut le spectaculaire rebond du dollar, à 1,5460/euro et 107 yens. La grosse surprise, c’est que le baril de pétrole repartit de plus belle à la hausse vers 16h, passant de 134 $ à 138 $ avant de rechuter de 2,5%, vers 132 $ en début de soirée (comme décrit en début de Chronique).

Le raffermissement du billet vert s’est matérialisé sur fond de creusement du déficit commercial américain (+8% au mois d’avril), lequel s’établit à 60,9 milliards de dollars contre 56,5 milliards de dollars au mois de mars : le bond de la facture pétrolière explique largement ce dérapage.

Voilà qui met une nouvelle fois en lumière le fantastique processus de transfert de richesses des pays occidentaux au profit des pays producteurs. Ceci explique pourquoi les liquidités demeurent aussi abondantes de par le monde : les fonds souverains disposeraient de plus de 3 000 milliards de dollars d’actifs, et ils se précipitent pour souscrire chaque fois qu’un établissement financier américain en difficulté met sur pied une augmentation de capital.

D’autre part, il se trouve toujours des banques pour financer des projets d’OPA géantes comme celle de Microsoft sur Yahoo!, d’EDF sur British Energy, de France Télécom sur Telia Sonera. Mais, clin d’oeil du destin, aucune de ces opérations — qui sont tout à fait sensées — ne semble susceptible d’aboutir alors que tant de LBO et de fusions qui n’ont pas créé un centime de valeur ont été menés à leur terme avant que n’éclate la bulle du crédit.

Difficile de monter un LBO aujourd’hui… et lorsqu’un projet semble tenir la route, la « main invisible » s’empresse de le parquer sur une aire d’arrêt d’urgence ! Drôle d’époque !

Philippe Béchade,
Paris

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