La Chronique Agora

La forteresse Wall Street ne doit pas tomber sous la griffe des ours !

** C’est une vue de l’esprit : la quasi-totalité des lignes de défense du système économique américain a été pulvérisée par la crise du subprime. Il ne subsiste même plus de décombres assez hauts dans le secteur des dérivés de crédit pour s’y abriter des rafales de dégradation de notation tirées par les agences de rating depuis le milieu de l’été.

Mais le grand public — ou tout du moins la cohorte des épargnants qui gobe tous les mensonges officiels depuis le 26 février dernier — doit absolument être rassuré et distrait de la débâcle qui se joue hors de son champ d’investigation. L’étendard frappé du sigle du taureau doit continuer de flotter au-dessus de Wall Street, quelles que soient l’intensité de la mitraille et la direction des vents dominants.

Il faut donc protéger coûte que coûte le dernier emblème de l’illusion de richesse des consommateurs américains. Pour ce faire, il est nécessaire de consolider la frêle barricade dressée par les ultimes résistants retranchés derrière la ligne de crête du Dow Jones et du Nasdaq ;  ce fut fait lundi soir avec un rebond in extremis des indices boursiers, scrutés d’un œil inquiet par les commentateurs.

La position des marchés actions a été artificiellement surélevée cet automne (les 18 et 19 septembre). Elle apparaît effectivement un peu plus difficile à conquérir dans la mesure où la Fed a déversé, depuis la mi-août, des flots de liquidités qui rendent la pente glissante pour ceux qui tentent de la gravir.

** Mais si, comme le veut la légende, les vieux de la vieille, les fidèles d’entre les fidèles dévoués à la cause de Wall Street préfèreront mourir sur place plutôt que de se rendre, cela ne fait que différer l’inéluctable victoire des ours. Les « grognards » sont à court de munitions et la dernière baisse de taux orchestrée par la Fed s’apparente un peu à une opération de type commando suicide.

Une brève contre-attaque destinée à ralentir, pour quelques heures, l’avancée des troupes ennemies fut lancée le 30 octobre en même temps qu’un tir de barrage de calibre 25 déclenché par la Fed. Ceci a permis à ceux qui le souhaitaient de s’enfuir à temps afin de s’exonérer des affres d’un sacrifice inutile.

Puisqu’il est question de sacrifice, il ne fait aucun doute que le général Bernanke a ordonné, dès le milieu de l’été, qu’en situation d’extrême urgence le dollar soit jeté en pâture aux cambistes, lesquels se sont empressés de tailler le billet vert en pièce : nous le retrouvons ce mardi soir gisant sous le seuil des 1,4560/euro et 2,0885 livres sterling.

Quelle déconfiture ! Et pourtant, l’armée des spécialistes de la dette (sous toutes ses formes) était réputée invincible. Aujourd’hui, le gros des troupes a déserté le marché des dérivés de crédits immobiliers et l’interbancaire n’est plus qu’un champ de ruine aussi calciné et silencieux que les collines du sud de San Diego après les incendies dévastateurs de la dernière quinzaine d’octobre.

** Suprême clin d’œil du destin (croyez-vous au hasard ?), c’est également dans cette région de la Californie du Sud qu’ont été enregistrées les plus sévères chute des prix des maisons depuis un an (l’effondrement de leur valeur atteint parfois 50%). Les malheureux propriétaires à faibles revenus — qui n’avaient dès l’origine aucun moyen de se les offrir — doivent maintenant près de deux fois plus d’argent à leur banque que ce qu’ils pourraient retirer de liquidités en les vendant aux enchères.

Mais si 80 000 maisons (chiffre officiel) font déjà l’objet d’une procédure de saisie en Californie cette année, ce n’est rien en regard de ce qui nous attend en 2008, dans la mesure où la culmination des octrois de prêts subprime remonte au milieu de l’année 2006 (alors que la Fed relevait déjà son taux directeur de 25 points toutes les six semaines).

Les banques s’empressaient alors de convaincre les candidats au statut de propriétaire de se lancer au plus vite dans des formules de prêts exotiques avant que l’argent ne devienne vraiment hors de prix. Il se trouve qu’il l’était déjà au-delà du raisonnable, pour peu que les emprunteurs analysent avec un minimum de bon sens les conditions qui leur étaient offertes…

Mais en face d’une cohorte d’amateurs de pierre voués à foncer droit dans le mur (cela coule de source !) se trouvaient des amateurs de placements prétendument sans risque — puisque celui-ci ne s’était par encore matérialisé — mais assortis de rendements supérieurs à 10% (et même 18% !).

Ceux-là étaient évidemment beaucoup, beaucoup plus riches et plus malins que les épargnants qui se contentent du monétaire (parce qu’ils n’y connaissent rien). Le plus surprenant, en écoutant les déclarations des uns et des autres, c’est que la seule hypothèse à laquelle personne ne croyait, c’était que les choses puissent mal tourner.

C’est la rengaine que nous servent tous les hauts responsables des divisions produits structurés et dérivés de crédit des plus grandes banques d’affaires américaines (de Bear Stearns à Citigroup qui plonge encore de 3,5% ce mardi soir) ou britanniques (à l’image de Northern Rock). L’effondrement du subprime ne pouvait pas se produire, tout simplement parce qu’il n’y avait pas de précédent historique auquel puissent se référer les modèles.

La distorsion du couple rendement/risque ne suscita pas davantage d’étonnement ni de suspicion chez les détenteurs de CDO, d’ABS ou de CDS, jusqu’à ce que la liquidité des produits de taux adossés à des créances pourries s’évanouisse comme si un mauvais sorcier avait soudain enfoncé un énorme bouchon dans la corne d’abondance.

** Et qu’il est délectable d’entendre J.C. Trichet s’exprimer sur une chaîne de télévision du service public français — lui qui n’accorde jamais d’interview, il faut vraiment que les circonstances du moment soient très particulières — pour convaincre les téléspectateurs qu’il symbolise, lui et ses pairs, la compétence à l’état chimiquement pur : la crise du subprime, personne ne l’a vue venir (bonjour la compétence !) mais la BCE sait la gérer (nous voilà rassurés…).

Et J.C. Trichet enfonce le clou : les risques ont été mal évalués par les marchés, non pas par les banques centrales — dont le rôle principal consiste pourtant à réguler l’offre d’argent et surveiller l’usage qu’en font les établissements de crédit qu’ils ont en face d’eux — mais du fait d’une trop forte consanguinité entre les émetteurs d’emprunts subprime et les spécialistes chargés d’évaluer la qualité des produits structurés.

La BCE et la Fed reconnaissent du bout des lèvres qu’un effort de régulation et de transparence, qui n’est que partiellement de leur ressort, doit être accompli. Mais se sont d’abord les emprunteurs qui doivent apprendre à se discipliner (et non pas ceux qui les soumettent à la tentation), en commençant par ne pas succomber à des rêves au-dessus de leurs moyens…

Alors pourquoi dans ce cas continuer de soutenir Wall Street — à coup d’injections massives de liquidités — pour leur permettre de continuer de rêver ?

N’est-ce pas plutôt la BCE ou la Fed qui vivent au-dessus de leurs moyens théoriques et techniques ?

Nous verrons pourquoi et comment dès demain…

Philippe Béchade
Paris

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