La Chronique Agora

La croissance américaine coule à pic… mais les taux flottent

** "Aux grands maux les grands remèdes". Non, la formule est galvaudée et ne met pas assez en évidence le caractère révolutionnaire de la décision de la Fed : cette dernière a en effet dégainé la dernière arme monétaire qui figurait encore à son arsenal en abaissant le loyer de l’argent à zéro avec effet immédiat.

Il serait plus juste de dire que la politique monétaire américaine vient de rentrer de plain-pied dans la quatrième dimension. La question du niveau des taux s’efface au profit de la quantité de liquidités disponibles pour soutenir les actifs cotés ainsi que la valeur des biens immobiliers.

Pour la première fois de l’histoire de la Fed, c’est-à-dire depuis 1913, le loyer de l’argent va "flotter" entre 0% et 0,25%. C’est effectivement une pratique courante en Suisse — le flottement du taux directeur… pas l’argent gratuit naturellement — mais, du point de vue technique, c’est une grande première aux Etats-Unis.

Ben Bernanke et ses collègues ont conclu à l’inutilité d’orchestrer un mouvement de baisse partiel des taux — qui aurait permis de conserver une marge de manoeuvre symbolique — dans la mesure où la courbe de rendement des T-Bills à trois mois flirtait déjà avec le niveau zéro depuis début décembre, avec l’inscription d’une rémunération négative (de -0,05%) le 5 décembre dernier après la publication des statistiques de l’emploi du mois de novembre.

Le rendement des T-Bills est revenu frôler le seuil des "moins" à l’occasion de la parution des indices d’activité industrielle et du baromètre de la confiance des professionnels du secteur immobilier (semaine du 8 au 12 décembre).

Après l’annonce de la décision du FOCM, le rendement des T-Notes 2010 est tombé à 0,6% et celui des T-Bonds 2018 à 2,5%. Les Fed Funds ne rapportaient plus rien –inflation déduite — depuis la mi-novembre. C’est la preuve que les marchés avaient flairé le bon coup mais les investisseurs non-résidents s’en accommodaient puisque le dollar grimpait inexorablement contre l’euro, le franc suisse et surtout contre la livre sterling (+25% à +30% en moins de six mois).

Il pourrait en aller désormais tout autrement : l’euro vient de bondir de 10% en six jours tandis que le yen s’envole de 12% en six semaines et pulvérise le plafond des 0,91 $ pour s’établir à 88,3 — égalant ainsi le plancher du 12 décembre.

** Les cambistes devraient maintenant prendre en considération la vitesse de croissance de l’endettement américain comme l’a bien mis en évidence Bill Bonner dans sa Chronique d’hier intitulée "Le sol se dérobe". Un événement presque prévisible — dans la mesure où tout ce qui semblait absolument impossible devient absolument inexorable — survenu mardi soir devrait les inciter à se monter encore plus vigilants au cours des prochaines semaines.

Tout comme Angela Merkel excluait de voler au secours des banques allemandes jusqu’à ce qu’un de ses conseillers dépose sur son bureau une note l’avertissant de la faillite d’Hypo Real et de Nordbank (après le naufrage d’IKB), voilà que nous découvrons en direct sur CNBC Henry Paulson en train de faire l’apologie d’un recours au TARP pour soutenir les constructeurs automobiles. Jusqu’au week-end dernier, il se déclarait pourtant — ainsi que les sénateurs républicains — totalement opposé à cette initiative prônée par G.W. Bush.

"Fontaine, je ne boirai jamais de ton eau", voilà bien une maxime sacrifiée semaine après semaine aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni sur l’autel de la "nécessité faisant loi".

** La question qui nous taraude est la suivante : que va faire la BCE ?

Les cambistes répondent sans ambiguïté : rien qui soit à la hauteur des événements !

Et ils traduisent dans les faits cette conviction en rachetant massivement de l’euro qui a fait un bond de 3% hier pour se retrouver propulsé jusque vers 1,41 $.

L’effet taux a eu au moins le mérite de doper les valeurs financières qui en avaient bien besoin. L’indice sectoriel du S&P a ainsi bondi de 11,5%.

Les rachats à bon compte ont profité à XL Capital, Morgan Stanley, Wachovia, JP Morgan, Citigroup et — surprise — à Goldman Sachs. La banque d’affaires a clôturé en hausse de 15,5% à 76 $ malgré l’annonce de sa première perte trimestrielle depuis dix ans — les opérateurs redoutaient apparemment un résultat nettement plus négatif que -2,1 milliards de dollars.

L’affaire Madoff semble oubliée… ainsi que les carences de la SEC, mais les pertes des hedge funds et de riches investisseurs ne vont pas s’évanouir par la magie de quelques pourcents de rebond à Wall Street — le Dow Jones reste encore bloqué sous les 9 000 points.

** La toile de fond macroéconomique demeure sombre aux Etats-Unis et les indicateurs économiques de mardi militaient effectivement en faveur d’un geste fort de la Fed.

Selon le département du Commerce, les mises en chantier ont plongé de près de 19% au mois de novembre (à 625 000 unités), soit leur plus bas niveau jamais enregistré depuis la création de l’enquête mensuelle, il y a 50 ans.

Les investisseurs ont également appris que les prix à la consommation avaient subi une baisse de 1,7% au mois de novembre (la plus forte en 30 ans), sous l’effet du repli continu des coûts de l’énergie. Il a en effet atteint -17% le mois dernier, c’est-à-dire près du double de celui observé au mois d’octobre. Cette baisse des prix confirme le risque accru de déflation.

** Une fois encore, la balle se retrouve dans le camp de la BCE. Si la thèse du découplage Asie/Occident est tombée aux oubliettes à force d’être systématiquement démentie par les faits cette année, un découplage Europe/Etats-Unis pourrait tout à fait se matérialiser si les leaders européens se pliaient aux injonctions de J.-C. Trichet.

Le patron de la BCE, nullement ému par l’explosion (très coûteuse) du chômage, réclamait encore lundi dernier une maîtrise rigoureuse des déficits. Pourtant, dans le climat actuel, un respect quasi religieux de l’orthodoxie budgétaire — la plupart des économistes "modernes" peuvent sans peine le démontrer — est générateur d’un effondrement de la croissance… et des recettes fiscales.

Décidément, le seul taux zéro que la BCE revendique, c’est celui du pragmatisme face à une situation qu’elle n’a ni vu venir ni su prévenir… ce qui ne l’empêche pas de continuer à distribuer des rappels à l’ordre chaque fois qu’un gouvernement franchit la ligne jaune de Maastricht en tentant d’éviter la récession.

Quel rappel à l’ordre avait-elle adressé aux divers acteurs qui ont rendu la finance si opaque, qui avaient enfermé les ménages dans le piège de la dette et empoisonné l’économie réelle (et les fonds de retraite) avec des créances virtuelles hautement toxiques ?

La Fed, la SEC et les autorités bancaires américaines n’ont pas été plus clairvoyants… mais l’éclatement de la bulle du crédit les a au moins tirés de leur coma monétariste.

Philippe Béchade,
Paris

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