La Chronique Agora

La BCE torpille le concept du "gagner plus"

** Nous l’espérions fortement depuis lundi, Ben Bernanke l’a fait ce jeudi vers 18h45. Il affirme que la politique monétaire américaine va être encore assouplie de manière très volontariste afin de contrer les risques de récession.

Le Dow Jones a repris 200 points en quelques minutes (entre 12 650 et12 850 points) en prenant connaissance de cette formule magique : « the Federal Reserve stands ready to take substantive additional action as needed to support growth » — la Fed se tient prête à prendre de nouvelles initiatives fortes afin de soutenir la croissance. De plus, Ben Bernanke a ajouté qu’il détectait des signes évidents de réticence des banques américaines à prêter de l’argent aux entreprises et aux consommateurs, par suite de la crise de confiance qui affecte le marché du crédit.

Il note par ailleurs que la montée du chômage et la dégradation des conditions sur le marché du travail étaient alarmantes et que les perspectives d’activité économiques se dégradent.

** Quel contraste avec la conférence de presse de J.C. Trichet ! Ce dernier n’envisage pas un seul instant qu’une récession aux Etats-Unis — pronostiquée maintenant par tous les think tank qui conseillent la Maison-Blanche ainsi que par les économistes de Citigroup, Goldman Sachs ou Bank of America (en pourparlers pour le rachat de Countrywide) — affecte la croissance en Europe.

Le patron de la BCE ne se montre guère inquiet au sujet de la croissance dans l’Euroland en 2008. Il la juge solide et parie qu’elle sera voisine de son potentiel (2% environ). Il concède cependant que les récentes turbulences financières créent un facteur d’incertitude plus élevé.

Répondant à quelques interrogations des journalistes, J.C. Trichet clarifie la position de la BCE qui n’envisage rien d’autre — vraiment rien d’autre! — que le rétablissement d’un biais haussier pour la politique monétaire qui sera mise en œuvre ou cours des prochains mois.

J.C. Trichet justifie cette stratégie — totalement antagoniste vis-à-vis de celle suivie par son homologue de la Fed — par la montée des pressions inflationnistes. Elles n’ont pourtant rien de plus effrayant que celles observées outre-Atlantique ces derniers mois.

La BCE se revendique en position d’alerte absolue au sujet de l’inflation et promet de contrer toute dérive des prix de second tour liée à la hausse des matières premières et de l’énergie. L’hypothèse d’une baisse de taux — étudiée actuellement par la Bank of England, la Banque du Canada, celles les pays nordiques hors zone euro — n’a même pas été discutée.

J.C. Trichet réaffirme au passage son hostilité à toute indexation des revenus sur l’inflation car il y voit l’origine d’une spirale infernale. Il surveillera de près la teneur des négociations salariales dans la Zone euro et indique implicitement que la défense du pouvoir d’achat — et du « gagner plus » — n’est pas la priorité du moment. Nicolas Sarkozy (qui déjeunait juste en face des fenêtres de mon bureau ce jeudi midi, avec José Luis Zapatero et tout un aréopage de ministres) appréciera cette mise en garde du patron de la BCE.

** La cacophonie monétaire qui règne de part et d’autre de l’Atlantique — où plus aucune harmonie ne règne depuis longtemps — nous rappelle de bien cuisants souvenirs. Le krach d’octobre 1987 avait été déclenché par la chute du dollar. A l’époque, les marchés se préoccupaient encore des déséquilibres de la balance commerciale américaine ; ces derniers avaient été aggravés par la décision de la Bundesbank de relever son taux directeur afin de juguler une dérive inflationniste encouragée par le pic de consommation et d’endettement découlant de l’euphorie boursière des 18 mois précédents.

Les marchés européens plongèrent encore plus fortement au mois de novembre puis de nouveau mi-janvier 1988, alors qu’Alan Greenspan abaissait en toute hâte le prime rate de 50 points en quelques semaines pour éviter une asphyxie de Wall Street. Le sacrifice du dollar — face au franc suisse, au yen et au deutschmark — s’avéra payant et l’économie américaine repartit de plus belle, tandis que la croissance sur le Vieux Continent mit un an à s’en remettre.

C’est l’arbitrage bourse contre immobilier qui fit repartir nos économies en 1989 et 1990 — alimentant une ébauche de « bulle » préfigurant celle de début 1994. Un exemple difficilement transposable à l’Amérique de 2008 où les ménages des classes moyennes affichent une capacité d’épargne, et désormais d’emprunt, « zéro ».

La dette fédérale américaine avoisinait 35% en 1987/1988 contre 110% aujourd’hui et plus de 200% en comptant les futures dépenses (retraites, enseignement, santé) non provisionnées.

L’Amérique n’allait pas tarder à connaître le plein emploi, l’Europe s’enfoncera irrémédiablement dans la spirale du chômage durant toute la phase de préparation et de mise en œuvre de la monnaie unique, soit une décennie de 1989 à 1999.

Mais l’Histoire économique semble prendre sa revanche : les employés américains travaillaient à l’époque 42 heures par semaine en moyenne, contre une durée légale de 39 heures en France depuis 1981. Fin 2007, ils ne travaillaient plus en moyenne que 32,2 heures (statistiques officielles de l’administration américaine), contre bien plus de 35 heures en France, où l’abaissement de la durée légale du travail ne concerne en réalité qu’une minorité de salariés.

L’explication de ce spectaculaire décalage réside dans la montée de la précarité aux Etats-Unis et la multiplication des « jobs de pauvres », des boulots à tiers ou à quart temps, qui ne procurent des revenus que quelques heures par semaines — souvent bien moins de 100 heures par mois. Sans parler de l’impossibilité de se loger décemment, sauf à mettre en place le fabuleux système des emprunts subprime dont la planète entière découvre maintenant l’ampleur des retombées financières !

** Cette thématique des subprimes et de la récession qu’elle risque d’occasionner — mais que la BCE ignore — était encore bien présente à Paris au moment de la clôture. Ben Bernanke ne s’est exprimé que 90 minutes plus tard. Le CAC 40 alignait une septième séance de baisse (0,64% à 5 400 points) sur une série de neuf ; il s’est retrouvé véritablement sur le fil du rasoir… Sans oublier un SBF 80 en recul de 1,6% et qui affiche un score de très exactement -10% depuis le 1er janvier 2008.

Cette journée fut également marquée par une nette correction à la baisse du baril de brut sur le NYMEX (-2,5% à 93,6 $), ce qui a entraîné une vague de correction affectant toutes les valeurs parapétrolières du SBF 120 (-0,75% à 3 870 points). Vallourec (lanterne rouge du CAC 40) a dévissé de 5,3%, Technip de 4,3% et CGG Veritas de 6,6%.

A Wall Street, Exxon-Mobil reculait de 1,5%, Chevron de 2%. Le Dow Jones (-0,35%) repasse sous le seuil des 12 700 points (ex-zénith de février 2007) et pourrait retrouver du soutien à proximité des 12 500 points.

Le moral de Wall Street, qui remontait de façon assez chaotique jeudi soir, fut plombé initialement par les mauvaises performances de Target — considéré comme l’un des baromètres du secteur de la distribution aux Etats-Unis — au mois de décembre, et par l’avertissement sur les marges de Wal-Mart en 2008. Il y a eu également la révision en baisse des objectifs du groupe de services financiers Capital One et la probable dégradation de la notation des émissions de Freddie Mac par l’agence de notation Moody’s.

Nous espérons un rebond des indices boursiers après le discours de Ben Bernanke… mais le hiatus des politiques monétaires Europe/Etats-Unis nous semble porteur de lourdes menaces pour les investissements boursiers en 2008, même si la Maison-Blanche ne trouve pas le bon prétexte pour régler son compte au régime de Téhéran avant les présidentielles de novembre.

Philippe Béchade,
Paris

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