La Chronique Agora

Un joyau dans les Andes

La semaine dernière, nous sommes allés jusqu’à l’un de nos lointains puestos. Il y en a cinq ou six, éparpillés sur des milliers d’acres de désert, de montagnes et de vallée.

Chacun est un petit joyau caché dans un repli de la cordillera. Sans guide, ils sont difficiles à trouver.

Qui les chercherait, de toute façon ?

La vallée de Calchaquí

La civilisation européenne a mis longtemps à arriver jusqu’à la vallée de Calchaquí. Les autochtones ne se sont pas laissés faire. Ils ont été difficiles à déloger de leurs bastions montagneux.

Les Espagnols ont persisté, cependant, et les ont soit rassemblés et expulsés… soit simplement massacrés sur place.

Nos puestos existaient bien avant que Diego de Almagro ne s’empare de la vallée au nom de l’Espagne. On trouve de nombreux morteros – des concavités dans des pierres où le grain était moulu –, et des sentiers creusés profondément dans le roc par des générations de passants.

On peut aussi voir des terrasses de pierre d’où la terre fertile a depuis longtemps disparu.

Il devait y avoir plus d’eau, à l’époque. Les Indiens ont construit des champs en terrasse qu’il serait impossible d’irriguer aujourd’hui. En hauteur sur les flancs des montagnes, ils ressemblent à des tresses de pierre, installées perpendiculairement à l’inclinaison du terrain. Les terrasses permettaient de fixer le sol instable, donnant aux indigènes un endroit où planter pommes de terre, quinoa et maïs.

Mais pourquoi là… dans des endroits si inaccessibles qu’il faut des chaussures de randonnées pour y arriver… et un ingénieur hydraulique pour les alimenter en eau ?

Ils sont à une telle altitude que la toma – ou prise d’eau – du système d’irrigation doit être située très haut dans la vallée, souvent à de nombreux kilomètres des champs eux-mêmes.

Cela impliquait de creuser un long fossé dans un sol rocailleux, souvent sablonneux, de façon à ce que l’eau puisse couler vers le bas, dans des champs qui semblent pathétiquement petits.

Les archéologues supposent que les indigènes se mettaient dans des endroits aussi difficiles non pas pour la vue ou l’air frais mais parce que pas mal d’autres gens voulaient les tuer.

Depuis leurs petits champs, ils pouvaient voir l’ennemi arriver à des kilomètres – et prendre ainsi une position défensive derrière leurs murs ; leur défense consistait sans doute surtout à jeter des pierres pour faire reculer leurs assaillants.

Trop raide

C’est dans l’un de ces endroits que nous avions décidé d’aller. Nous sommes donc partis à 8h du matin, chargés d’eau, de pommes et de fromage. Le plan était le suivant : suivre la piste jusqu’à rencontrer l’arrendero [le locataire, littéralement] qui nous guiderait pour traverser le col.

Le trajet devait prendre en tout quatre heures à cheval. Mais nous chevauchions depuis deux heures déjà – montés sur nos deux chevaux criollo les plus fiables – et nous n’avions toujours pas vu notre arrendero.

« Tu es sûr que nous sommes sur la bonne voie ? » a demandé Elizabeth.

« Oui… il n’y en a pas d’autre. Et je sais que nous allons dans la bonne direction ».

Devant nous se trouvait une montagne gigantesque.

« Nous n’allons pas pouvoir traverser ça. C’est trop haut. Trop raide ».

Elle avait raison – mais c’était bien la direction prise par le sentier. Peut-être qu’à mesure que nous en approcherions, cela ne semblerait pas si impossible.

Quelques minutes plus tard, nous avons aperçu Martin. C’est un homme silencieux. Il a élevé cinq enfants sur son puesto, où il vit avec sa femme, sa belle-sœur et l’une de ses filles. Il a 65 ans environ, toujours vigoureux.

A la rencontre de Martin

Il avait l’intention de laisser tout le dur travail à son neveu Gabriel, permettant ainsi de conserver l’endroit. Mais Gabriel s’est sauvé et travaille désormais dans la vallée.

Martin est donc coincé. La vie là-haut est très dure ; les moutons, les chèvres, le bétail et les récoltes exigent un labeur constant.

D’une certaine manière, c’est aussi une vie idéale. La famille mange ce qu’elle élève. Elle boit l’eau de la rivière. Elle respire l’air frais et propre de la haute vallée montagneuse, et il lui arrive de ne pas avoir de visites pendant des mois. Elle a besoin de peu de choses provenant du monde extérieur.

Mais le travail est exténuant. Et Martin vieillit.

Généralement, les femmes s’occupent des chèvres et des moutons, laissant le bétail aux hommes. Et généralement, ce sont les hommes qui font les travaux les plus durs – réparer la toiture avec de la boue fraîche, couper et botteler la luzerne, préparer le sol pour planter un jardin et, bien entendu… rassembler, castrer, marquer et guider le bétail.

Un chemin traître

Martin nous accueillit chaudement. Il vérifia nos selles et nos sangles (elles ne ressemblent pas à celles auxquelles nous sommes habitués aux Etats-Unis… et les serrer correctement est un art) et nous sommes partis – toujours droit vers la montagne qui semblait impossible à franchir.

Faisant des virages en épingle à cheveux, trébuchant sur les cailloux et nous arrêtant de temps à autre pour donner aux chevaux le temps de reprendre leur souffle, nous fûmes bientôt proches du sommet. Cela prit environ une heure. A un moment, nous avons été obligé de mettre pied à terre pour mener les chevaux sur une partie particulièrement difficile, où les fers glissaient sur la pierre usée.

Martin était sur une mule. Il nous a toujours semblé un peu indigne de chevaucher une mule, mais c’est un moyen de locomotion plus sûr et plus fiable dans les montagnes. La mule n’a jamais trébuché et ne semblait jamais essoufflée.

Nous avons enfin passé le col. Au-dessous se trouvait une large vallée, avec un lit de rivière à sec tout au fond et un lambeau de vert, à gauche, près de la source de la rivière : l’arriendo de Martin, la propriété qu’il loue.

Des champs de luzerne dans l’arriendo

Nous avons continué notre chemin, en descente désormais, plus facile pour le souffle des chevaux… mais plus difficiles pour leurs jambes et leur équilibre. Notre monture glissait souvent et est même tombée une fois, dans une ornière formée par les voyageurs au fil des siècles. Nous avons simplement posé un pied sur chaque bord de la tranchée jusqu’à ce que le cheval retrouve son équilibre.

El Bayo vieillit, lui aussi, comme son cavalier. C’est lui qui souffrait le plus de ce chemin difficile, si bien que nous avons échangé nos montures avec Elizabeth, plus légère et donc plus facile à porter.

Au bout d’un peu plus d’une heure, nous sommes enfin arrivés à la propriété. De l’herbe verte, des murs de pierre, des saules, quelques bâtiments abandonnés – c’était magnifique, isolé et romantique.

L’entrée du puesto

Les temps ont changé

Les femmes nous embrassèrent après que nous eûmes mit pied à terre. Nous avons échangé des cadeaux (du fromage et des pommes) et, comme de vieux amis, pris des nouvelles des familles respectives.

Martin est très respectueux de la tradition et du rang. Il n’y a pas si longtemps, les distinctions de classe et de race étaient encore soigneusement observées dans la vallée.

Jusqu’à récemment, la relation entre propriétaire et arrendero se concentrait sur le bénéfice mutuel et les courtoisies d’usage. Lorsque le paysan avait un problème, il venait trouver le propriétaire afin qu’il le règle pour lui.

Les montagnards n’étaient pas habitués au monde extérieur – la loi… la finance… la médecine moderne et autres questions. Ils se tournaient vers le prêtre ou le propriétaire terrien, en fonction de la nature du problème. Il leur fallait peut-être des chevrons pour agrandir la maison… un prêt pour acheter plus de bêtes… ou encore une intercession avec les autorités.

Depuis peu, la police soupçonne que l’un de nos puesteros a soit tué son enfant… soit l’a laissé mourir par négligence. Dans de tels cas, le puestero s’adressait généralement au propriétaire, attendant de lui qu’il le protège et l’assure que la loi le traite équitablement.

Mais les temps ont changé.

Dans le cas présent, le puestero s’était déjà déclaré hors-la-loi. Il disait être originario, n’ayant aucun devoir envers le propriétaire de la terre sur laquelle il vivait, ni la police de province, ni les autorités sanitaires. Il ne voulait rien avoir à faire avec aucun, disait-il.

Tant la police que les autorités sanitaires se sont tournées vers nous. La police voulait emprunter des chevaux (il n’y a pas de route vers son puesto) afin d’aller l’arrêter… ce qu’elle a fait.

Les représentants de la santé publique ne savaient pas quoi faire. Ils nous ont demandé de parler à l’homme pour lui faire entendre raison. Ils soupçonnent que son épouse est mentalement incompétente et ne devrait pas avoir d’enfants du tout. Ils espéraient que nous pourrions faire quelque chose. Nous avons expliqué qu’il était originario et qu’il refusait même de nous parler.

Le problème n’est toujours pas résolu.

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