On peut débattre longtemps sur les mérites « esthétiques » de l’art contemporain… mais qu’en est-il de ses vertus en tant qu’investissement ? Est-ce une bonne idée que de placer ses économies dans les artistes contemporains ? Quels gains en attendre ?
Pendant vos vacances, vous avez probablement du mal à y échapper. Il faut dire qu’il est partout. Aucune ville, aucune station balnéaire, aucun lieu patrimonial emblématique n’y échappe. Il lui est même arrivé d’envahir le musée du Louvre ou le château de Versailles, la plupart du temps au grand dam des visiteurs qui y étaient venus pour tout autre chose.
Je veux parler de l’art contemporain que certains, à l’instar de Christine Sourgins, préfèrent appeler AC pour souligner qu’il ne doit pas être confondu avec tout l’art d’aujourd’hui et qu’il est avant tout idéologique et conceptuel. Jean-Louis Harouel, quant à lui, a choisi l’acronyme NAC, pour « non-art contemporain ».
Nous pourrions disserter longtemps pour savoir si l’AC est de l’art ou pas. Et nous susciterions probablement d’innombrables commentaires de la part de nos lecteurs.
Nous nous garderons cependant de lancer ce débat pour nous intéresser à l’AC en tant qu’investissement : est-ce une bonne idée que de placer ses économies dans les « artistes contemporains » ? Peut-on en espérer des gains substantiels ?
Des artistes très médiatisés et des œuvres très chères
Qui n’a jamais entendu parler de Jeff Koons et de ses sculptures en métal imitant des ballons de baudruche ? A la tête d’une véritable usine, employant une centaine de personnes et produisant des objets à la chaîne, il est probablement un des représentants les plus connus de l’AC. Et l’un des plus chers. En mai 2019, son Rabbit a été adjugé 91 M$ chez Christie’s à New York. Un record en salle de vente pour un « artiste vivant ».
Autre personnalité défrayant régulièrement la chronique, Damien Hirst, actuellement exposé à la Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris). Ses animaux, parfois coupés en deux, plongés dans le formol ont fait scandale, tout comme ses têtes de vaches représentant le Christ et ses apôtres. Damien Hirst, c’est aussi le crâne incrusté de 8 601 diamants, vendu 100 M$ en 2007.
Citons Beeple qui a vendu, en mars 2021, pour 69,3 M$, via Christie’s et après deux semaines d’enchères en ligne, un « collage » numérique de dessins et d’animations réalisés quotidiennement pendant 5 000 jours d’affilée.
Beeple a avoué qu’il essayait de convaincre les gens qu’un fichier numérique peut être considéré comme de l’art depuis 20 ans, sans succès jusqu’au dernier trimestre 2020 au cours duquel il a enfin vendu son premier fichier.
Enfin, évoquons Paul McCarthy. Aimant travailler avec des liquides symbolisant des excréments ou du sang, il a une prédilection pour les représentations explicitement sexuelles. Son installation d’un objet gonflable de 24 mètres de haut, place Vendôme à Paris en 2014, représentant, au choix, un sapin de Noël (il était d’ailleurs nommé Tree par l’auteur) ou un plug anal, a généré une grande polémique qui aboutira à son démontage après que McCarthy fut agressé et l’objet vandalisé.
Un marché très concentré
Nous pourrions également citer Takashi Murakami, Peter Doig, Christopher Wool, Ai Weiwei, Kaws, George Condo, Joana Vasconcelos, Cindy Sherman, Banksy… la liste est longue de ceux qui peuplent l’AC, mais peu d’entre eux ont véritablement la cote.
Dans son rapport sur le marché de l’art contemporain en 2019, Artprice notait que « plus de 71 000 œuvres réalisées par près de 22 000 artistes ont été vendues en 12 mois ». Cependant, la « puissance financière de l’art contemporain repose en grande majorité sur 500 artistes ultra-performants » dont la vente a représenté 1,68 Md$, soit 89% du chiffre d’affaires mondial. Plus de la moitié de ce chiffre d’affaires mondial (64%) provenait même de 50 artistes seulement. Et plus du quart (26%) était généré par le top 5.
Dans son rapport 2020, Artprice se concentre sur les enchères et indique que « les trois quarts du résultat mondial reposent sur cent artistes seulement, parmi plus de 30 000 soumis à la loi du plus offrant. Autrement dit, la santé économique du marché de l’art repose sur 0,3% des artistes vendus aux enchères ».
Il est probable que l’immense majorité de nos lecteurs n’ait pas les moyens de dépenser plusieurs millions d’euros pour acquérir une œuvre d’une des stars de la cote. De toute façon, il est aujourd’hui sans doute trop tard pour s’intéresser à Basquiat, Koons, Hirst ou Wool, le quatuor de tête du marché, qui ont cumulé, entre 2000 et 2020, 4,4 Mds$ de ventes, soit 20% du chiffre d’affaires mondial de la période. Basquiat et Koons pèsent même à eux deux 12% du marché.
En vingt ans, et surtout à partir de 2004, les prix se sont en effet envolés, comme le montre le graphique ci-dessous. La crise de 2008-2009 a fait lourdement chuter les prix. Sans doute était-ce à ce moment-là qu’il fallait acheter – si on en avait les moyens.
Evolution du marché de l’art contemporain entre 2000 et 2020
Une explosion des prix… et des gains faramineux
C’est surtout avant que les producteurs d’AC crèvent le plafond qu’il faut s’intéresser à eux. L’exemple de Christopher Wool est à cet égard révélateur. Né en 1955, il expose à partir de 1984 à New York. A la fin de la décennie 1980, il commence à être reconnu dans le milieu de l’art, mais le prix de ses toiles reste tout à fait abordable, entre 5 000 et 20 000 $.
Quelques mois avant sa première exposition en solo à la célèbre galerie Gagosian de Beverly Hills en mars 2006, Christie’s adjuge Run Dog Run Dog Run pour 1,2 M$. C’est un tournant pour Wool qui, dès lors, ne va cesser de progresser pour atteindre les sommets. Certains ont vu là un heureux hasard, d’autres la confirmation que Wool est un artiste majeur du siècle, d’autres encore la preuve que le marché de l’AC est manipulé.
Quoi qu’il en soit, les acheteurs de Wool ont pu faire de bonnes affaires. Run Dog Eat Dog, par exemple, a été vendue 273 500 $ en 2002, et revendue plus d’un million en 2006. Fool a été vendue 420 500 $ en 1999, dans sa version noire ; la même œuvre, mais en version bleue, a été acquise plus de cinq millions en 2010 !
François Pinault, célèbre collectionneur, ne se prive pas de revendre des œuvres précédemment acquises. Ainsi, entre 2001 et 2016, il en aurait revendu 178 pour un total de 600 M€. Le montant des plus-values, lui, n’est pas connu. On sait cependant qu’il a acheté trois Rothko pour 25 M$ et qu’il en a revendu deux dix ans plus tard, dont un pour plus de 50 M$.
Un marché biaisé
L’exposition, au Palazzo Grassi, à la Punta della Dogana à Venise, et désormais à la Bourse du Commerce à Paris, d’un artiste dont François Pinault possède des œuvres, contribue immanquablement à faire grimper sa cote.
Comme l’indique le magazine Challenges, qui ne craint pas de surnommer l’ancien homme d’affaires de « parrain de l’art contemporain », « une installation de Philippe Parreno est partie chez Christie’s à un prix record en 2017, juste après que Pinault a exposé une autre version de l’œuvre. Parfois, la spéculation démarre même avant. Le peintre Albert Oehlen, qui sera en avril [2018, NDLR] au Palazzo Grassi, a vu sa cote exploser l’an passé selon Artprice. Quatre ventes records ont déjà eu lieu chez Christie’s » (qui appartient à Pinault, faut-il le préciser ?).
Car, si un très petit nombre d’artistes tirent leur épingle du jeu sur le marché de l’AC, le nombre d’acteurs influents n’est guère plus important.
Quelques grands collectionneurs, une poignée de galeristes, les grandes maisons de vente aux enchères (et, en France, le ministère de la Culture) font, en réalité, la pluie et le beau temps. Par conséquent, à moins de jouer dans la cour des grands, il est difficile de faire des plus-values. Le marché de l’AC est indéniablement un marché d’initiés.
Il est possible néanmoins d’avoir de la chance : une animation réalisée par Beeple, cité plus haut, a été acquise en début d’année pour 150 000 $. L’artiste l’avait lui-même vendue fin octobre 2020 pour un dollar symbolique. 15 000 000% en six mois ! Qui dit mieux ?
Investir dans l’art contemporain est donc souvent un pari : la moitié des œuvres sont proposées aux enchères à moins de 1 000 $, mais combien sortiront du lot dans dix ou vingt ans ? La prudence s’impose donc. Cependant, si vous souhaitez vous lancez en espérant dénicher le futur Jeff Koons, quelques conseils (non exhaustifs) s’imposent :
Exercez votre œil : visitez les galeries, les musées, les expositions, les foires.
Informez-vous : consultez la presse et les sites spécialisés ; discutez avec les artistes, les galeristes ; renseignez-vous sur les tendances, le marché, les enchères, les cotes.
N’achetez pas n’importe où : le marché de l’art a aussi ses margoulins ; fiez-vous plutôt à ceux qui ont pignon sur rue.
Repérez les artistes qui émergent (par exemple, ceux qui sont choisis par les galeries emblématiques) tout en restant abordables.
N’oubliez pas les valeurs sûres du marché qui, sans atteindre les sommets des stars, ont une cote néanmoins certaine depuis plusieurs années.
Spécialisez-vous : plus vous connaîtrez un mouvement, un courant (le street art, la peinture coréenne, etc.), plus vous serez pertinent dans vos achats.
Soyez prêts à ne pas gagner d’argent, voire à en perdre.
Fixez-vous un budget, pour éviter d’être aspiré par les enchères ou pour ne pas tomber dans le piège du « le plus cher est le meilleur ».
N’hésitez pas à revendre (comme François Pinault) car le marché change, les cotes évoluent, les modes passent.
N’achetez que ce que vous être prêt à accrocher chez vous : l’art, c’est d’abord de l’émotion. Si l’œuvre vous rebute, abstenez-vous.
Enfin, n’oubliez pas que le marché de l’art ne se limite pas à l’art contemporain. Celui-ci fait souvent parler de lui, mais ne représente que 15% du marché mondial de l’art. Si décidément Koons ou Beeple ne vous font pas vibrer, n’ayez pas honte à trouver votre plaisir ailleurs.