La finance moderne a créé un système qui permet de ponctionner la richesse des autres – créant ainsi des rentes qui s’auto-alimentent… tout comme elles entretiennent le pouvoir des élites.
Nous vivons dans un système économique, financier, monétaire et géopolitique neuf, à peine étudié. Les idées simplistes du roi-dollar et d’overreach juridique ne font qu’écorner le sujet du seigneuriage, de la domination et de la féodalité.
En voici un exemple, brièvement survolé.
Pour commencer, n’oubliez jamais que la fortune, c’est ce qui permet de prélever sur la richesse du monde – et surtout sur celle des autres. Construire des fortunes immenses, c’est démultiplier l’ancienne exploitation capitaliste.
Si on regarde de plus près, toutes les grandes fortunes modernes sont des fortunes où l’alchimie financière des banques d’investissement, puis celle du marché boursier, a joué un rôle central.
Un modèle basé sur les rentes
Le profit réalisé n’a joué qu’un rôle secondaire dans le succès de l’accumulation. Ce ne sont pas les profits passés, présents ou même futurs que le marché capitalise, c’est autre chose : une sorte de capacité à arriver à la mer, à l’infini, à la domination.
C’est évident dans certains cas comme Amazon, Uber ou Netflix. Cela l’est moins mais reste tout aussi vrai dans d’autres cas comme Microsoft ou Google.
A mon avis, la clef de ces accumulations considérables est moins technologique que rentière. Beaucoup ont un business model fondé sur la destruction et/ou le rachat d’autres firmes.
Ces sociétés ont provoqué des chocs, des ruptures qui ont détruit certaines formations capitalistes ou précapitalistes antérieures. A la faveur de ces ruptures, elles ont éliminé la concurrence ; elles ont constitué des positions de rente.
Ces sociétés, en pratique, n’exploitent pas leurs salariés (à part chez Amazon, où ils sont surexploités) ; elles paient bien.
Leur profitabilité provient surtout de leur capacité à drainer, à capter le surproduit global. Celui qui est sécrété par d’autres sociétés ailleurs dans le monde, mais dont ces sociétés ne bénéficient pas car elles n’ont pas un pricing power – c’est-à-dire la capacité à fixer les prix comme elles l’entendent – suffisant pour y parvenir.
Valeur et pricing power
Beaucoup de sociétés créent de la valeur dont elles ne bénéficient pas en vertu de l’échange inégal et de l’absence de pricing power. On le sait d’évidence pour les sous-traitants, mais le problème ou la pratique du drainage de valeur sont bien plus importants que la seule sous-traitance.
Ce sont ces rentes qui ensuite font circularité, qui permettent la création de cercles que l’on considérera comme vicieux ou vertueux selon le point de vue où l’on se place.
Depuis les années 2000, l’essentiel de la croissance des profits des entreprises cotées est constitué, comme l’a montré l’économiste James Bessen, de profits de rentes.
On ajoutera que ces sociétés ou groupes bénéficient de systèmes d’optimisation fiscale, qui bonifient leurs positions plus ou moins extra-territoriales au détriment des firmes nationales qu’elles détruisent.
A noter que les Etats-Unis protègent fortement leurs monopoles ainsi que leurs privilèges fiscaux et réglementaires – brevets, propriété intellectuelle. Le gouvernement de Donald Trump veille à ce que le système que je qualifie de « pillage des vassaux » puisse continuer.
Symbiose avec l’industrie financière
Il y a symbiose entre ce que certains appellent la « rentification » et l’industrie financière. Wall Street finance les innovations avec de l’argent qui ne coûte rien, les pertes, les conquêtes de parts de marché, les promotions, les IPO… et récolte ensuite une partie de la rente.
Wall Street produit les rentes et ensuite dit ce que valent les rentes.
Wall Street impose ses critères de valorisation, les autres imitent et suivent.
Wall Street est le maître de la valeur : c’est l’industrie financière qui trace les équivalences de valeur. Wall Street valorise et survalorise les firmes qui créent les rentes – et avec elles, tout le secteur de la rentification.
Certaines innovations ont permis de capter des rentes qui ensuite se valorisent boursièrement circulairement. Tout ceci n’est possible que dans le cadre d’une logique boursière particulière, sélective, imposée par les grands établissements de l’industrie financière.
L’analyse financière est produite par les intérêts dominants, pas par la science. Il suffit de penser au scandale WeWork !
Il faut également compter avec le carburant de l’accumulation, l’argent du crédit à coût zéro imprimé par la Fed et quelquefois par les autres banques centrales, comme la Banque du Japon ou la Banque centrale européenne, assez stupides pour jouer contre l’intérêt de leurs pays.
La création de monnaie ex nihilo par le crédit a lancé selon moi une nouvelle dynamique du capitalisme, orientée vers la valorisation du capital sur le marché boursier et non vers l’accumulation des bénéfices.
Le capital, dans ce nouveau système, s’accumule autrement – radicalement autrement. Les fortunes colossales ne s’accumulent plus, en fait : elles sont produites autrement, elles tombent en partie du ciel boursier !
Au lieu que le capital s’accumule par la rente, dans le nouveau système financiarisé et « rentifié », la monnaie produit le capital, le capital produit la rente… et le pouvoir qui va avec.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]