La Chronique Agora

La guerre des devises est devenue une guerre totale où il n’y a déjà plus que des perdants

▪ Shanghai est placé depuis vendredi dernier en régime de douche écossaise. Alors que la bulle boursière est à son paroxysme et qu’il s’ouvre désormais entre quatre et cinq millions de comptes-titres chaque mois pour boursicoter en Chine… les autorités de tutelle des marchés (l’équivalent de l’AMF en France) viennent de rendre légales les ventes à découvert (mise en place d’un système de prêt de titres « à l’occidentale ») et réfléchissent à la limitation du trading sur marge.

Face à l’hystérie spéculative des dernières semaines, Pékin peut à tout moment changer les règles du jeu actuel et décider d’augmenter les dépôts de garantie pour dissuader la spéculation boursière. Pourtant, la banque centrale a pris ce dimanche des dispositions qui vont au contraire inciter les banques chinoises à prêter encore plus d’argent dans une économie déjà saturée de mauvaises dettes immobilières, industrielles, municipales.

La Banque populaire de chine (PBoC) a annoncé dimanche une nouvelle baisse du taux de réserves obligatoires destinées à garantir la solidité du secteur bancaire. Elle a abaissé le taux prudentiel de 100 points de base d’un coup (à 18,5%) avec effet immédiat… contre -50 points lors du premier geste annoncé le 4 février dernier.

Investi en bourse, cela peut effectivement faire du bruit

Cela permet aux banques d’augmenter l’encours de crédit de 150 à 200 milliards d’équivalent euro (disons l’équivalent de trois mois de QE de la BCE). Investi en bourse, cela peut effectivement faire du bruit — le rugissement du rouleau compresseur haussier.

Les éternels optimistes béats soulignent que 18,5%, cela représente une marge considérable par rapport aux 8% recommandés par la Fed aux banques américaines… Et plus considérable encore par rapport aux 2% de réserves sous forme de dépôts pratiquées par certaines banques européennes, comme la Deutsche Bank qui cherche en vain à se restructurer.

▪ Une solution pas si simple
La Chine souffrait déjà d’un excès de crédit, malgré un taux de réserve fixé à 20% — sans parler du shadow banking, des prêts sur gage qui ne figurent dans aucune comptabilité officielle… Quant au taux de prêts susceptibles d’être qualifiés de non-viables (ils ne seront jamais remboursés), il est d’ores et déjà supérieur à 20% de l’encours total.

Mais si Pékin est prêt à sortir le carnet de chèque et à éponger les pertes hypothécaires (l’Europe le fait bien avec la Grèce depuis cinq ans en feignant de croire qu’elle reste solvable), alors le système bancaire serait sauvé ?

Pas si simple ! Les réserves en devises de la Chine ont beau être colossales (l’équivalent de 4 000 milliards de dollars), elles se présentent néanmoins sous forme de monnaie-dette — c’est-à-dire de bons du Trésor et autres créances négociables.

Le marché a-t-il la capacité d’absorber une liquidation massive de T-Bonds d’ici fin 2015… disons 1 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de 50% du stock de créances douteuses chinoises selon plusieurs estimations déjà évoquées dans de précédentes chroniques ?

Il y aurait 65 millions de logement invendus. Supposons une valeur moyenne prudente de 100 000 $ : cela représente un encours de 6 500 milliards de dollars à la charge des promoteurs… entièrement financé à crédit par les banques.

Le problème, ce ne sont pas les invendus, ce sont les logements « invendables » (pas équipés de l’eau et de l’électricité, ni clos ni couverts, forêts de tours recouvertes de poussière dans des villes fantômes, etc.). Il y en a des millions, peut-être même plusieurs dizaines de millions.

L’autre problème, c’est qu’au tarif actuel, 80% de la population chinoise ne peut de toute façon pas s’offrir l’un des logements vacants habitables. Les 20% restants, soit 300 millions de Chinois, sont déjà pourvus en immobilier, et beaucoup sont surinvestis alors qu’il manque de locataires solvables (toujours aux tarifs qui se pratiquent dans les villes, là où il y a des emplois à pourvoir).

La spéculation immobilière est en train de se disloquer

Si Pékin décidait de racheter le stock immobilier vacant pour le louer à un tarif « socialement abordable » (l’Etat a du cash à recycler et l’éternité pour amortir son investissement), le système bancaire n’aurait plus qu’à purger les mauvaises créances liées au surinvestissement industriel… Toutefois, cela ne résoudrait qu’une partie du problème : la spéculation immobilière est en train de se disloquer — et avec une chute massive des loyers (via des prix administrés) la bulle exploserait pour de bon.

Les propriétaires actuels seraient obligés d’aligner les loyers à la baisse. Ils ne pourraient alors plus assurer leurs échéances de prêts et feraient défaut par millions, entraînant l’effondrement des prix du foncier. Il y a là un processus multiplicateur de pertes sous-jacent susceptible d’abattre le système bancaire chinois de la même manière que les subprime aux Etats-Unis huit ans auparavant.

▪ Subprime à la chinoise
Comme le château de cartes immobilier a bel et bien commencé à s’effondrer il y a déjà un an, Pékin — qui redoute un « effet richesse » à rebours — a encouragé la mise en place d’une nouvelle bulle, celle des actifs financiers. Elle ne repose plus sur aucun actif réel, même en mauvais état, mais seulement sur une inflation de liquidités.

C’est typiquement le scénario à la japonaise, le dernier étage de la fusée qui carbure à l’excès de crédit depuis 2008.

Il existe cependant une différence fondamentale entre la bulle boursière chinoise et celle qui prospère à Wall Street depuis mars 2009 et en Europe depuis juillet 2012 : 90% sont générés par des particuliers (à 60% néophytes) tandis qu’en Occident, 90% du volume est généré par des institutionnels avertis.

La banque centrale déverse dans un cas comme dans l’autre du kérosène sur l’incendie spéculatif

Le point commun, c’est le fait que la banque centrale déverse dans un cas comme dans l’autre du kérosène sur l’incendie spéculatif, en prétendant que cela alimente un « effet richesse » qui profite à l’économie. En réalité, cela n’enrichit que les intermédiaires financiers, comme le démontre l’explosion des profits de Goldman Sachs ou de Morgan Stanley — via le trading actions –, et les vendeurs de « supercars » (Aston Martin, Ferrari, Bugatti, Bentley…) et de biens immobiliers de prestige.

▪ Les leurres de la dévaluation
L’Europe se félicite que la BCE se soit lancée dans le recours au lance-flamme monétaire, détruisant la valeur de l’euro face au dollar, à une vitesse qui n’a jamais été observée depuis sa création : l’Europe redevient compétitive !

Ce serait vrai si l’euro — à l’image du yen dans les années 90 ou du dollar entre 2010 et 2014 — était le seul à baisser contre toutes les devises… Or un minuscule détail semble échapper à nos stratèges : pas moins d’une trentaine de banques centrales de par le monde s’appliquent à détruire consciencieusement la valeur de leur devise, à commencer par les pays riverains de la Zone euro qui ne veulent pas se faire laminer commercialement par un euro « de combat ».

Donc l’euro chute bien par rapport au dollar, mais ne gagne guère en compétitivité face au real brésilien, au peso argentin, aux monnaies asiatiques (qui dévissent), à la livre turque… et ne parlons même pas du rouble, même après son récent rebond.

La Zone euro bénéficie peut-être d’un alignement des planètes, mais à part le dollar, la plupart des principales devises de nos concurrents directs s’alignent elles aussi sur l’euro.

Autrement dit, les marchés surestiment dangereusement les effets bénéfiques d’un hypothétique QE en Chine (qui ferait à son tour chuter le yuan) ainsi que de celui de la BCE. En effet, tous les « partenaires » commerciaux agissent de même : la guerre des devises est devenue une guerre totale où il n’y a déjà que des perdants.

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