La rédaction des Publications Agora me transmet un nombre raisonnable d’e-mails de lecteurs auxquels je mets un point d’honneur à répondre (ceux qui m’ont sollicité savent que c’est la pure réalité).
Je m’abstiendrai de faire état du ratio compliments/critiques — sachez simplement que je n’ai pas lieu d’en faire des cauchemars — mais je trouve assez intéressant qu’une forme singulière d’équilibre se matérialise entre ceux qui me trouvent « trop comme ceci » ou « pas assez comme cela ».
Typiquement, je me vois à la fois reprocher de verser dans une vision paranoïaque des marchés et de l’économie — ce à quoi je réponds que je suis souvent bien en-deçà de la réalité et chaque nouveau scandale financier le prouve… Ou au contraire de manquer de cynisme, et même de machiavélisme, car l’argent ne se gagne qu’en se montrant aussi tordu que le marché, me rappelle-t-on régulièrement.
▪ Machiavel et les marchés
En ce qui concerne les complots, il y a deux aphorismes gravés dans un coin de ma mémoire depuis une trentaine d’années. « N’accordez jamais le moindre crédit à des rumeurs de machinations politiques ou financières… jamais ! Sauf si ces rumeurs sont démenties par les principaux intéressés… ce qui se produit dans 95% des cas ».
Seuls les petits secrets doivent être soigneusement protégés de la curiosité du grand public car les grands complots le sont naturellement par l’incrédulité des foules… à plus forte raison si elles en sont les victimes.
En ce qui concerne le machiavélisme, si nous vous rendions compte au quotidien de toutes les études mensongères destinées à flouer les épargnants… de tous les coups fourrés… de toutes les manipulations sordides des cours qui ne profitent qu’aux initiés… de toutes les manifestations de lâcheté ou d’incompétence des autorités de contrôle, vous auriez du mal à digérer votre petit-déjeuner et vous ressentiriez encore des nausées au moment d’attaquer votre dîner.
Il y a une dizaine d’années, les malversations financières et tromperies délibérées étaient déjà monnaie courante si l’on s’en tient aux titres de la presse après l’éclatement de la bulle des dot.com, mais il n’y avait pas de quoi remplir les « pages roses » (le supplément économie/marchés) des quotidiens généralistes.
Aujourd’hui, manipulations et story telling ont atteint un stade industriel. Nous sommes tout surpris quand soudain les paroles se mettent à coller avec la musique (lorsque les cours se reconnectent au réel) tant les banques centrales — et en particulier la Fed — subvertissent tous les mécanismes économiques et montrent un tel dévouement au profit des banques qui ont causé tant de dégâts avec leur spéculation effrénées sur les dérivés en 2008.
En guise de riposte à ce genre d’évocation désagréable, elles ont encore accru la taille de leurs encours sur pratiquement toutes les catégories de produits à effets de levier (taux, devises, matières premières, CDS, options sur la volatilité…). De plus, les banques se sentent intégralement protégées et soutenues par Ben Bernanke et dans une moindre mesure Mario Draghi, sans oublier l’intense lobbying qu’elles mènent auprès des membres du Congrès US et des plus proches conseillers du président à la Maison Blanche.
▪ Après la Grèce, les Etats-Unis ?
Barack Obama a lu mardi soir un discours en tout point conforme aux désirs à peine dissimulés de Wall Street. Pour résumer : « il faut éviter de mettre en place trop rapidement un programme de coupes budgétaires qui risqueraient de compromettre la croissance ».
« Prenons tout notre temps, rien ne presse, faisons le strict minimum pour calmer les agences de notation d’ici début mars et repoussons toute prise de décision pénible concernant la réduction des déficits à l’été prochain… nos créanciers n’ont de toute façon pas d’autre choix que de nous faire crédit ».
C’est exactement le genre de raisonnement qu’ont tenu les dirigeants grecs depuis leur entrée dans l’euro jusqu’au mois de novembre 2009.
A l’époque, ce n’était pas la Fed qui achetait 90% des emprunts grecs, c’étaient les banques qui avaient cru comprendre que la BCE et Bruxelles jugeaient l’hypothèse d’un défaut et d’une restructuration de la dette inenvisageable (comme pour les T-Bonds américains).
Jusqu’au jour où certains créanciers ont pris conscience qu’Athènes ne rembourserait jamais à moins que la BCE joue le rôle d’acheteur en dernier ressort, ce que ses statuts lui interdisaient.
Comme l’Espagne et l’Italie ont failli partir en vrille — et rien ne garantit que la France ne soit pas la prochaine sur la liste –, la BCE a trouvé une bidouille qui lui permet de ressusciter artificiellement le marché interbancaire. Cela a évité une faillite immédiate des banques espagnoles avec la mise en place des LTRO en décembre 2011.
Mais alors que les apports illimités de liquidités de la BCE ne sauraient excéder une durée de trois ans (renouvelables trois fois n’en doutons pas), la Fed ramasse toutes les dettes (peu importe la maturité) que le Trésor américain lui présente, qu’il s’agisse d’emprunts à cinq ans, 10 ans ou 30 ans.
Cela ne résout absolument pas le problème d’incapacité à rembourser des Etats-Unis ; cela ne fait que repousser la date de l’effondrement du système — si possible au-delà de la date de passation de pouvoir à la tête de la Fed en janvier 2014.
▪ Fed : rien n’est sous contrôle
En ce qui concerne la soi-disant capacité de la Fed à contrôler le coût du refinancement des Etats-Unis par le maintien d’une politique de taux zéro totalement décorrélée de la réalité économique (avec une inflation réelle voisine de 5% et la constitution de bulles d’actifs tous azimuts), nous affirmons que Ben Bernanke ne contrôle absolument rien !
Seule la foi des marchés en son pseudo-pouvoir les dissuade de prendre les dispositions qui s’imposent. Tout comme la magie du verbe de Mario Draghi les a convaincus que l’euro ne se désagrégerait pas et qu’il était dès lors inutile de se préoccuper de ce qui se passerait si l’Europe se disloquait socialement et économiquement au cours des prochains mois. Les leçons des années 1930 (c’est si loin de nous à présent) ont été complètement oubliées.
▪ Master of muppets
Les plus cyniques manipulateurs de l’opinion (et des actifs financiers) ont probablement compris que leur tentative d’attirer les muppets — ces non-initiés, supposés crédules, et toujours prêts à payer le marché au plus haut — ne fonctionne pas.
Tout simplement parce que les muppets sont au chômage pour au moins 15% à 17% d’entre entre… parce que leurs salaires ne progressent pas et que leur pouvoir d’achat fond comme une peau de chagrin depuis l’an 2000… parce que les muppets qui rentrent sur le marché du travail mettent maintenant 10 ans en moyenne pour rembourser leur prêt étudiant et donc 10 ans avant de commencer à se constituer une épargne en actions.
Il y a en revanche pléthore de nouveaux retraités qui comptent sur le versement de leur pension. Le problème, c’est qu’il n’y a plus de rendement dans l’obligataire, alors la Fed force les organismes qui gèrent les retraites à acheter des actions… auprès des 5% d’Américains les plus riches (les clients privilégiés des grandes banques) qui détiennent plus de 80% du stock existant.
Mais les rendements que les stratèges mettent en avant sont largement fictifs. En effet, les champions des profits ne distribuent pas forcément de dividendes ou alors purement symboliques (Apple, Amazon, eBay, Yahoo…).
Les méga-profits des grandes banques ne proviennent que d’un jeu d’écriture comptable avec l’effacement purement arbitraire de provisions pour créances douteuses liées aux MBS pris provisoirement en pension par la Fed (dette qui leur sera restituée avec sa valeur quasi-nulle quand la Banque centrale commencera à réduire la taille de son bilan).
En d’autres termes, tout repose sur de la fausse monnaie, de faux profits, de fausses évidences (il n’y a qu’à revendre les Bunds et les OAT pour faire grimper l’Euro-Stoxx 50, comme l’ont fait les Américains en refourguant leurs T-Bonds à la Fed…).
En face de tout cela, il y a de la vraie méfiance de la part des gérants soucieux des avoirs de leurs clients. Il y a aussi une totale incrédulité des épargnants quand ils voient les indices battre des records — comme mardi soir avec un Dow Jones à 14 014 points, un S&P 500 à 1 515 points et un Dow Transportation à 5 885 points (record absolu de clôture) — avec une croissance nulle… un indice ISM des services qui se contracte en janvier… et des prix immobiliers dont la hausse est jugée intenable et qui ont nettement ralenti en décembre.