L’Hexagone devrait prendre au sérieux l’importance de l’industrie lourde.
Contrairement à ce qu’affirme une grande partie de la classe politique, notre pays et notre économie ne peuvent pas fonctionner uniquement d’amour et d’eau fraîche.
Nous assistons, depuis quelques années, à un étonnant mélange des genres où anticapitalistes, écologistes décroissants et techno-enthousiastes se retrouvent sur l’idée naïve qu’il est possible d’assurer un niveau de vie acceptable à la population sans industrie lourde et polluante.
Haine viscérale du profit, indifférence pour le confort matériel et, a contrario, croyance que la technologie peut apporter une croissance exponentielle mais totalement dématérialisée ont conduit à un dédain pour les activités auxquelles nous devons l’augmentation de notre niveau de vie depuis l’aube de la révolution industrielle.
Ce désamour se traduit de deux manières, aussi néfastes l’une que l’autre.
Le premier est l’emballement législatif pour punir ces activités désormais considérées comme inutiles, voire néfastes. Empilement de normes, taxation des bénéfices jugés indécents, barrières douanières lors de l’importation des matières premières… Tout est fait pour que le fonctionnement de ces entreprises soit de plus en plus difficile et de moins en moins rentable. Le politique encourage ainsi les comportements activistes de certains citoyens, pas toujours actionnaires mais engagés pour transformer la responsabilité industrielle des grands groupes en responsabilité sociale et environnementale.
Dans le même temps, le tissu économique s’est progressivement désintéressé de ces dossiers. Pour se conformer toujours plus aux critères dits « ESG », les établissements bancaires et les fonds d’investissement ont refermé le robinet du crédit. Les Bourses ont, elles aussi, préféré porter leur dévolu sur les secteurs à la mode du moment que sur les activités de base de notre société industrialisée.
C’était une erreur, à la fois politique et économique.
Car notre monde ne peut pas vivre que d’IA, de visio-conférences et de sacs à main. L’engouement pour les valeurs du luxe en Europe et quelques stars de la tech aux Etats-Unis a encouragé les investissements à fonds perdus dans ces activités somme toute secondaires. Dans le même temps, les entreprises dont le coeur de métier est bien tangible ont été délaissées et sous-capitalisées.
Nous avons souvent exprimé, dans ces colonnes, notre scepticisme face au retour sur investissement mirifique promis par les investissements dans l’IA, les voitures électriques, et autres plateformes de communication en ligne. A court terme, la sphère financière peut être irrationnelle mais, à long terme, il faut des flux financiers pour payer les activités.
Le récent rattrapage de la Bourse de Londres et l’effondrement des « Magnificent 7 » à New York pourraient être le signe que le retour à la réalité a débuté.
Le monde de la finance commence timidement, depuis le début d’année, à se poser la question du bon prix de ces activités à la mode qui peinent à créer de la richesse. Dans le même temps, il redécouvre la valeur des activités salissantes. Mines, matières premières, production d’énergie verte comme fossile : ces secteurs mal-aimés et ringards font leur retour sur le devant de la scène.
Pour les investisseurs, il est important de prendre la mesure du retour en grâce de l’économie réelle. Pour les hommes politiques, le revirement du marché doit être pris comme un signal d’alarme. A défaut de quoi, nous pourrions perdre nos derniers fleurons industriels comme TotalEnergies.
Ni tech ni luxe : la leçon de Londres
Il était de bon ton, depuis le Brexit, de moquer la mauvaise fortune de la place boursière outre-Manche.
Il est vrai que le pari de l’émancipation fait par le Royaume-Uni a desservi son industrie financière. Les marchés de capitaux ont immédiatement changé leur fusil d’épaule et les grosses mains ont massivement déplacé leurs activités financières de Londres vers Paris et Berlin. La sanction a été brutale et cruelle : ce que voulait le monde de la finance, c’était un accès à l’Europe continentale, pas aux îles britanniques. Le pari a été perdu.
Dans le même temps, le poids important de l’industrie lourde sur la place londonienne a contribué à plomber ses performances. Le retour du concepteur de puces ARM sur les marchés cotés, l’an passé, mais cette fois-ci à New York, a été l’ultime camouflet.
Pour beaucoup, Londres était devenu une place de marché ringarde, incapable de profiter des dernières opportunités offertes par la tech. Pourtant, en ce début de printemps, le FTSE 100 s’avère bien plus résilient que les indices-phares européens et américains.
Il a terminé le mois d’avril au-dessus des 8 100 points, sur son plus-haut historique. Alors que le Nasdaq 100 effaçait, mi-avril, 6,7% en une semaine de cotation, et que le CAC 40 abandonnait 3,3%, l’indice anglais réalisait un sans-faute et battait le mois dernier son record du 20 février 2023 à plus de 8 000 points.
Ce qui était présenté comme une faiblesse de la Bourse londonienne est désormais une force. Les poids lourds Shell et BP permettent au secteur de l’énergie d’apporter plus de 20% des bénéfices de l’indice – alors qu’en France, Hermès, Kering, L’Oréal et LVMH apportent à eux seuls 23,4% des bénéfices du CAC 40.
En outre, la hausse du pétrole et la bonne tenue des matières premières offre un relais de croissance qui ne manquera pas de convaincre les investisseurs. Avec la présence de nombreuses compagnies minières, groupes industriels et producteurs d’énergie, Londres peut jouer la carte de la solidité de l’activité, par rapport aux secteurs plus cycliques plébiscités ailleurs.
L’opportunité est d’autant plus alléchante que le rééquilibrage ne fait que commencer : les valeurs anglaises se payent encore moins de 12 fois leurs bénéfices, contre près de 14 fois pour celles du CAC 40.
Pendant ce temps, la France laisse partir ses bons élèves
L’Hexagone devrait prendre au sérieux l’importance de l’industrie lourde.
Si notre activité manufacturière s’est réduite comme peau de chagrin, nous avons encore la chance d’avoir des fleurons dans le secteur de l’énergie. Pour assurer notre santé économique et éviter l’effondrement de notre balance commerciale, il nous faut les choyer plutôt que les dénigrer publiquement, les étouffer réglementairement, et les matraquer fiscalement.
Depuis la dernière crise énergétique, des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées contre les derniers acteurs des énergies fossiles, notamment dans le raffinage et la production de pétrole. La situation est telle que les industriels commencent à jeter l’éponge et à abandonner notre pays.
Mi-avril, Esso France a annoncé un projet de cession à la société Rhône Energies de sa raffinerie de Fos-sur-Mer, prévoyant également la vente de deux dépôts de carburants situés dans le sud de la France.
A la fin du mois d’avril, c’est le P-DG de TotalEnergies qui a jeté un pavé dans la mare, en annonçant qu’une cotation principale à la Bourse de New York était « une question légitime ». Difficile de lui donner tort, lorsque l’on sait que la France est de moins en moins importante pour le groupe…
Sur les dix dernières années, le centre de gravité de l’énergéticien tricolore s’est déplacé de l’autre côté de l’Atlantique. Il y a dix ans, 40% des actions étaient détenues en Amérique du Nord. Le chiffre atteint désormais les 50%, tandis que la part de capital détenue sur le Vieux Continent a chuté de 51% à 44%.
S’il reste encore 7,4% des actions détenues par les salariés du groupe, près de 10% sont désormais parquées chez BlackRock et Vanguard. Et la France ne représente même plus le quart de l’activité de l’énergéticien.
Alors que nos députés cherchent à « renforcer l’attrait économique de la France », et que l’équilibre des comptes de l’Etat est de plus en plus précaire, voir un groupe dont la capitalisation boursière dépasse les 160 milliards d’euros partir vers des cieux plus cléments serait un coup dur pour notre pays.
Certains se rappelleront la sidération sur la place parisienne lorsque le groupe de cosmétiques L’Occitane avait choisi de s’introduire à la Bourse de Hong Kong plutôt qu’en France, en avril 2010. Quatorze ans après jour pour jour, il va être privatisé pour un montant de 6 milliards d’euros, dont la France ne touchera rien.
Un départ de TotalEnergies serait une perte vingt-six fois plus importante pour notre économie. « Bon débarras », diront les allergiques à l’industrie et aux profits. Peut-être même fêteront-ils le départ d’un groupe qui réalisait 21 Mds€ de bénéfices l’an passé – juste avant de déplorer l’insoutenabilité de notre modèle social.