▪ "Co-ROUP-tion ! Co-ROUP-tion ! Co-ROUP-tion !"
Il ne nous a fallu que quelques minutes pour réaliser que notre chauffeur de taxi était fou à lier.
"On peut faire confiance à personne, à Buenos Aires. Pas au gouvernement. Pas à la police. Pas aux taxis".
Surtout pas aux taxis.
Nous reviendrons à Buenos Aires dans quelques instants. Avant ça, faisons une petite pause pour vérifier ce qui se passe sur les marchés. La fin de la semaine dernière a été décevante… et potentiellement très inquiétante pour la Fed. Le fait de ne pas augmenter les taux comme promis a peut-être évité un krach jeudi… mais ça n’a rien fait pour éviter la chute les jours suivants.
Comme le souligne souvent Richard Duncan, c’est l’excès de liquidité qui a fait grimper les marchés ces sept dernières années. Mais cet excès disparaît. Les valeurs chinoises ont déjà perdu 42% par rapport à leur sommet. Plus grave encore, les importations chinoises ont chuté de 13% cette année. Au lieu de stimuler l’économie mondiale en augmentant sa consommation de matières premières et en réinvestissant ses gains dans les actifs US, la Chine est désormais un boulet. De sorte que les exportateurs de matières premières se retrouvent avec des ventes en baisses, des dettes en hausses et des devises vacillantes. Quant aux Etats-Unis, ils sont coincés avec une inflation des prix à la consommation proche de planchers record.
Personne ne souhaite voir la Fed resserrer sa politique — et les Chinois probablement encore moins que le reste |
Personne ne souhaite voir la Fed resserrer sa politique — et les Chinois probablement encore moins que le reste : leur modèle économique, déjà vacillant, aura de vrais problèmes lorsque la Fed finira par augmenter les taux. Le modèle chinois dépend de la vente de produits à des étrangers qui n’ont pas l’argent pour les acheter. Les achats doivent donc être faits à crédit. A mesure que les taux augmentent, le crédit devient plus cher et les ventes de la Chine baissent.
Par ailleurs, à mesure que les importations chinoises diminuent, il en va de même pour les prix… le commerce mondial décline… et la planète entre récession. La bulle mondiale est en train de se dégonfler.
La Fed n’augmentera pas ses taux dans de telles conditions. Pas cette année. Au lieu de ça, au premier signe de vraie panique, elle assouplira le crédit.
▪ 97% de la population sous le seuil de pauvreté !
Pendant ce temps, notre chauffeur de taxi était venu nous récupérer à l’arrivée du ferry, alors que nous revenions d’Uruguay. Il parlait espagnol avec ce qui semblait être un accent russe. Ses cheveux bouclés et touffus faisaient deux masses, une de chaque côté de sa tête. Dans son visage en lame de couteau, ses yeux lançaient des éclairs.
Il conduisait son vieux taxi branlant — une minuscule Chevrolet d’un modèle jamais vendu aux Etats-Unis — à 100km/h en plein centre-ville, slalomant dangereusement entre les voitures.
Il ressemblait au genre d’homme qui aurait pu assassiner l’archiduc Ferdinand — mais c’était pour notre propre vie que nous avions des craintes. Il était fou, mais il devait avoir l’instinct de survie, avons-nous pensé — sans quoi il ne serait plus sur la route.
Tout est pourri dans ce pays. Tout. C’est pour ça que 97% des gens vivent dans la pauvreté |
"Je suis diplômé de micro-chimie. Un PhD. Et regardez-moi… à conduire un taxi. Le dimanche ! Co-ROUP-tion ! Tout est pourri dans ce pays. Tout. C’est pour ça que 97% des gens vivent dans la pauvreté".
"97%, ça fait beaucoup", avons-nous hasardé.
"Plus que ça !"
Nous avons regardé par la fenêtre. La partie de la ville dans laquelle nous roulions à tombeau ouvert devait être celle où vivent les 3% épargnés par la pauvreté. Tous semblaient bien nourris. Bien habillés, aussi. Les femmes portaient les plus hauts talons que nous ayons jamais vu – 12 cm probablement… avec en plus 4 cm de plate-forme sous la plante du pied. De tels souliers sont censés élever et affiner la silhouette féminine, mais nous nous posions tant de questions sur les lois de la physique ainsi défiées que nous avons à peine remarqué les femmes qui les portaient. Quasiment toutes les jeunes femmes de Buenos Aires marchent sur des échasses !
C’était une magnifique journée de printemps. Le soleil brillait. Les arbres étaient en fleur — certains rouge vif… d’autres jaune canari… Sur certains, ce qui ressemblait à de grosses boules de coton pendait aux branches. Nous avons même vu un arbre qui, de manière tout à fait improbable, portait un mélange de fleurs blanches et violettes.
Les trottoirs étaient bondés — de jeunes gens dans la plupart des cas, souvent des couples avec poussettes et landaus. Des jongleurs faisaient des tours au coin des rues, passant devant les voitures au feu rouge… puis faisant la quête avant que le feu passe au vert. Dans les parcs, des artisans avaient installés leurs stands par centaines — offrant de tout, du miel aux bracelets en argent en passant par des cadres photo en cactus.
Le quartier que nous connaissons le mieux est celui de Palermo. Là-bas, les boutiques et les restaurants changent si rapidement qu’il est difficile de suivre. Nous nous habituons à un café où prendre notre petit-déjeuner — et quand nous revenons six mois plus tard, il s’est transformé en boutique de chaussures. Les bâtiments comptent rarement plus de deux ou trois étages. Nombre d’entre eux sont élégants et rappellent avec majesté la ville plus prospère d’il y a un siècle. Depuis, nombreux ont été transformés en magasins, en appartements, en restaurants… voire en hôtels. Il est rare que ce genre de conversion améliore un bâtiment ; généralement, elle le ruine. Mais les expériences et les innovations se poursuivent et nous sommes souvent heureusement surpris en constatant que, au troisième ou quatrième essai, le résultat est pittoresque et intéressant.
Notre chauffeur frôla un camion avant de s’arrêter devant notre hôtel. Il réfléchit une seconde et annonça…
"Ce sera 280 pesos".
"Quoi ? Normalement, c’est seulement 100 pesos".
"Oui mais moi, je travaille sans compteur".
"Vous travaillez avec quoi, alors ?"
"C’est 280 pesos. On est dimanche, en plus".
"Je vous donne 150".
"D’accord. Tout est pourri, de toute façon".