La Chronique Agora

La Fed et la BCE font toujours plus (d’argent) avec moins (d’emploi)

▪ J’ai lu l’appel des 120 économistes dans le quotidien Le Monde daté de mercredi. Personne ne m’a contacté pour contresigner ce manifeste : c’est normal, je ne suis pas — ni ne prétend être — économiste.

La plupart de ceux qui se revendiquent comme tels devraient y réfléchir à deux fois. Seuls les monétaristes se prétendent compétents en la matière, parce qu’ils disposeraient d’un arsenal intellectuel qui ravalent nos pauvres universitaires néo-keynésiens au rang d’homme de Néanderthal tentant d’allumer un feu en entrechoquant deux iPhones et qui piochent dans une liasse de billets de 20 $ pour s’éponger le front.

Un authentique monétariste « friedmanien », c’est quelqu’un qui prétend qu’une banque centrale a vocation à réguler la croissance économique davantage par la gestion de la taille de son bilan (la fameuse politique « quantitative ») que par le pilotage des taux d’intérêt. Tant qu’ils n’ambitionnent que de réguler les flux monétaires, pas de catastrophe à redouter… mais certains banquiers centraux se sont convaincus au fil du temps qu’ils peuvent aller un peu plus loin encore et commander aux éléments — c’est-à-dire aux cycles économiques.

Ils s’imaginent alors pouvoir infléchir la direction des vents, contrôler l’amplitude des marées, réorienter les champs magnétiques… et pourquoi pas modifier l’axe de rotation de la terre pour que leurs copains de New York bénéficient du même climat qu’à Miami sans quitter leur terrasse donnant sur Central Park.

Un pur monétariste soutient volontiers la thèse qu’une banque centrale ayant multiplié par quatre ou par cinq la taille de son bilan — en autant d’années à se battre contre un cycle économique récessif — ne fait pas vraiment de création monétaire puisqu’elle reprend d’une main ce qu’elle prête de l’autre.

▪ La plomberie version banques centrales
Même quelqu’un qui n’aurait que de vagues notions concernant la circulation de l’argent dans les circuits économiques ressent d’instinct que c’est une pure idiotie. En effet, si la conduite principale a éclaté (au niveau de l’immobilier en 2007) après avoir subi une trop forte pression, il ne sert à rien d’ouvrir les vannes monétaires toujours plus grand en prétendant que le problème de déperdition sera résolu si l’on place des citernes destinées à récupérer les liquidités au niveau de la fuite.

Certes, d’importantes quantités d’eau circulent de nouveau dans la partie intacte du tuyau (notamment chez les SVT, c’est-à-dire les partenaires privilégiés des banques centrales). Alors ça vibre, ça vrombit, des norias de citernes remontent chargées à bloc vers la Fed ou la BCE (souvenez-vous des deux LTRO de décembre 2011 puis fin février 2012 ou de tout l’argent injecté est revenu à l’émetteur)… mais les liquidités n’atteignent plus jamais les terres qui doivent être irriguées, c’est-à-dire l’économie réelle.

Pour que tout refonctionne comme avant la crise, il faudrait d’abord remplacer la portion de tuyauterie endommagée. Cela suppose soit de couper l’eau le temps des travaux (ce que la population jugerait inacceptable)… soit de mettre en place des tubes d’adduction provisoires — des lignes de crédits ciblées par exemple sur des projets de développement durable administrés par les Etats — mais incapables d’acheminer un débit comparable à celui de la conduite principale.

Il faudrait tout de même que les utilisateurs finaux (du crédit) se rationnent quelque temps dans d’autres domaines… comme par exemple l’achat d’un iPhone 5 à crédit alors que le 4 est tout aussi performant, aux dires de nombreux spécialistes.

Mais cela vaut mieux que de se retrouver au régime sec pendant que d’autres ne savent plus comment faire circuler assez vite les camions-citernes pour soutenir la cadence imprimée par les banques centrales.

Cette comparaison vous paraît simpliste ? Elle satisfait pourtant la Fed depuis 2008 : elle injecte encore et toujours plus d’argent dans le système monétaire et ne se préoccupe pas de voir les liquidités parvenir à leurs vrais destinataires, c’est-à-dire vous et moi, vos employeurs, vos clients.

Les banques vivent très bien de leur nouveau métier qui consiste à charger les liquidités dans des citernes. Ensuite, soit elles les ramènent devant les guichets de la Fed et perçoivent leur commissions sur les quantités délivrées, soit elles trouvent des clients prêts à payer une fortune (mettons jusqu’à 7,5%) pour éviter une mort imminente par déshydratation. Dans les deux cas, c’est tout bénef et pratiquement sans risque.

▪ Pendant ce temps, dans la vraie économie…
Pendant ce temps, la brèche de l’immobilier résidentiel continue de s’élargir en Espagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. La pression de l’eau qui s’échappe à cet endroit ravine les sols et sape les fondations des constructions avoisinantes (usines, entrepôts, écoles…).

L’Espagne prétend qu’avec une soixantaine de camions de béton (60 milliards d’euros selon l’audit indépendant publié vendredi dernier), le trou pourrait être rebouché. Cependant, tout le monde voit bien — même à l’oeil nu — qu’il en faudrait quatre ou cinq fois plus pour combler le cratère et stabiliser la zone.

De toutes façons, pour éviter de subir encore et encore le même type d’avaries, il faudrait commencer par changer complètement de type de canalisation — c’est-à-dire remplacer la fonte (oxydable et cassante) par des aciers spéciaux, souples et résistants.

Mais pour l’heure, la Fed continue d’injecter de l’argent qu’elle affirme — via une série de pirouettes rhétoriques — ne pas créer ex nihilo et qu’elle s’avère incapable de diriger là où il serait le plus utile… c’est-à-dire au niveau des entreprises réellement créatrices d’emploi que sont les PME.

Résultat de l’opération ? Ni croissance mesurable (1,3% de hausse du PIB face à 2% d’inflation, c’est de la récession), ni création d’emplois, ni pouvoir d’achat additionnel. Et c’est là qu’une majorité d’entreprises du S&P ou du Nasdaq nous proposent de réaliser le miracle de faire croître leurs bénéfices de 12% en 2013 (après 6% en 2012), alors même que la croissance mondiale va poursuivre sa contraction.

Il en résulte deux conséquences : si les marchés sont persuadés que ces prévisions se réaliseront, cela signifie qu’il ne faut rien changer au « système »… parce que tout changement est par nature porteur d’incertitude (qui reste l’ennemie de l’investisseur).

La seconde, c’est que les entreprises multinationales savent fort bien ce qu’elles vont faire pour préserver leur rentabilité et distribuer de plus copieux dividendes : réduire leurs coûts, c’est-à-dire comprimer leur masse salariale. Cela se fera soit par des baisses de salaires imposées (via le temps partiel comme en Allemagne), soit par l’élimination d’une partie des effectifs — ce qui induit plus de chômage, plus de misère et surtout moins de clients solvables… Mais de tout cela, Wall Street s’en fiche, pourvu que les entreprises « délivrent » (c’est la nouvelle expression à la mode) leurs 15%.

Vous connaissez tous cet adage qui demeure aussi vrai en première année de science-éco qu’une fois parvenu au coeur du septième cercle, avec un grand bureau panoramique tout en haut de la tour : « faire plus avec moins ».

S’il s’agit de faire plus de kilomètres avec moins d’essence, c’est OK, plus de lessives avec moins d’eau et d’électricité, c’est OK (vous pouvez trouver dans votre quotidien plein d’exemples soulevant aussi peu d’objections).

Mais vu depuis une entreprise qui veut s’assurer la fidélité de ses actionnaires dans le contexte actuel, cela signifie plus de marges avec moins de salariés, plus de dividendes avec moins de chiffre d’affaires (il suffit de proposer le rachat de 10% des titres en circulation et le tour est joué).

Le retournement de l’adage — « faire moins avec plus » — fait également froid dans le dos : l’économie américaine produit moins de chômage avec plus d’exclus et de citoyens dépendants des bons d’alimentation. Les salariés gagnent de moins en moins d’argent depuis 1995 en faisant beaucoup plus d’heures (il leur faut souvent deux emplois pour s’en sortir).

Mais tout va bien puisque les marchés vont toujours PLUS haut en étant MOINS connectés à la réalité.

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