▪ Nous avons dégusté sans en perdre une miette l’interview en direct de James Bullard, président de la Fed de Saint Louis, sur CNBC vendredi matin (il était en fait 4h du matin sur les rives du Missouri, l’heure des confidences pour les insomniaques et les fêtards !).
Les journalistes et économistes réunis sur le plateau sont vite rentrés dans le vif du sujet : la Fed va-t-elle enclencher le QE (quantitative easing, assouplissement quantitatif) qui fait tant fantasmer Wall Street depuis la mi-septembre ?
James Bullard s’est empressé de faire une mise au point : la question d’une intervention "non conventionnelle" est effectivement à l’étude. Cependant, le passage à l’acte suppose que les prochains indicateurs économiques — notamment l’estimation de la croissance au troisième trimestre — soient très décevants et confirment un risque d’évaporation de la croissance. Dans la plus mauvaise hypothèse — les chiffres de l’emploi de septembre nous y préparent –, la décision d’agir serait entérinée dès le 3 novembre prochain.
Quel bénéfice attendre d’une nouvelle injection de capitaux, en dehors d’une hausse mécanique de Wall Street, déjà largement dans les cours ?
James Bullard déclare qu’il n’a aucune idée de ce que seront ses effets sur l’économie : "nous n’avons pas de réponse pré-établie. C’est un scénario sans précédent, nous évoluons en territoire inconnu."
Bill Bonner traduirait cela de façon plus cocasse : "nous ne savons pas ce que nous faisons mais les marchés exigent que nous agissions. Annoncer que nous n’allons rien faire pourrait créer la panique dans les circonstances actuelles mais nous sommes incapables de dire si le remède sera ou non pire que le mal".
▪ Wall Street a en revanche très bien compris que réactiver la planche à billet (pour imprimer entre 700 et 1 000 milliards de dollars) fera baisser le billet vert et monter les actions. En effet, la majeure partie de cet argent frais est directement injecté dans la poche des intermédiaire (banques, fonds de retraite), qui travaillent en étroite collaboration avec la Fed.
Ils n’investissent pas dans l’économie réelle, et n’ont aucune intention de le faire dans l’immédiat). Ils placent plutôt cet argent dans des bons du Trésor US qu’ils échangent contre une partie de leur portefeuille de créances à risques. Cela assainit leur bilan mais ne génère pas de masse de crédit supplémentaire, même s’il devient très bon marché pour les emprunteurs solvables.
L’économie mondiale a besoin de consommateurs disposant de plus de 150 $ de revenus par mois… mais les marchés ont une approche quantitative de la question : l’appauvrissement des Américains est plus lent que l’enrichissement des Asiatiques ou des Sud-Américains. Il y a donc urgence à investir dans les pays émergents ; rien ne sert de gaspiller du bon argent pour doper le pouvoir d’achat d’Occidentaux trop gras et surendettés.
La manne financière provenant de la Fed ne leur est pas destinée : ne l’ont-ils pas encore compris après 18 mois de rebond des marchés financiers ?
▪ Si les dossiers de saisie immobilière continuent de s’entasser et les organismes de crédit de faire faillite côté américain, les Chinois, eux, achètent des millions de logements. La moitié d’entre eux sont inoccupés car ils constituent une forme de capital retraite. Il prend de la valeur à un rythme vertigineux puisque "tout le monde" (la nouvelle "classe affaires") agit de la même façon.
Le marché du crédit chinois comporte encore des possibilités d’expansion extraordinaire, les marges sur les prêts sont plus élevées, 15% des véhicules vendus en 2010 sont achetés grâce à crédit (c’est la proportion inverse aux Etats-Unis) : pourquoi privilégier l’emprunteur américain quand 20% de la population est au chômage tandis que 20% supplémentaires vivent avec une retraite de misère ?
▪ A propos, les statistiques de l’emploi publiées vendredi sont-elles alarmantes… ou pas ? Qu’en pense la Fed ?
Le marché n’a pas su comment interpréter la destruction inattendue de 95 000 emplois ou la baisse symbolique du taux de chômage à 9,6% alors que le secteur privé a créé moins d’emplois que prévu (65 000 au lieu des 75 000 attendus). Par ailleurs, l’Etat américain a licencié 150 000 fonctionnaires… et ceux qui restent coûtent encore beaucoup trop cher !
Un rapide coup d’oeil sur le marché des changes a permis à Wall Street de choisir rapidement son camp : les cambistes sont convaincus que la Fed va imprimer de l’argent en masse… et que les démocrates vont perdre leur majorité dans les deux chambres.
Le dollar a donc poursuivi sa dégringolade face au yen (à 81,8) et dans une moindre mesure face à l’euro (1,3925 $). Les actions américaines ne peuvent donc que monter ; c’est ce qu’elles ont fait à la veille du week-end, et la série haussière amorcée fin août s’est donc enrichie d’une sixième semaine.
▪ L’Europe suit bravement la tendance impulsée par les marchés américains, mais la grande unanimité haussière qui s’étale dans les médias est-elle pleinement justifiée ?
Voyons où nous en sommes. Il y a un mois jour pour jour, l’Euro-Stoxx s’inscrivait en clôture au-dessus des 2 780 points.
L’indice testait vendredi vers 16h les 2 771 points, le niveau sous lequel l’Euro-Stoxx 50 avait plafonné dès le 3 septembre. Conclusion : les valeurs européennes en sont toujours au même point après six semaines.
Entre temps, les 2 800 points ont été testés à de multiples reprises — pas moins de 13 pour être précis. Aucune clôture ne s’est inscrite au-dessus des 2 805 points depuis les 13 et 14 septembre, tandis que l’indice est allé chaque fois plus bas lors des quatre mouvements de consolidation successifs recensés depuis le 15 septembre (cela fait déjà quatre semaines).
L’Euro-Stoxx 50 dessine donc un "porte-voix", ou biseau ouvert. Cette configuration signifie que les baissiers se montrent plus déterminés chaque fois que l’indice vient buter sur la résistance horizontale moyen terme qui unit les sommets du 30 avril et du 9 août dernier.
C’est généralement un signe précurseur de retournement de tendance à la baisse… Mais il peut également démontrer que certains opérateurs influents s’efforcent d’empêcher que le marché n’aille nulle part lorsqu’il n’a plus la force de monter. C’est redoutablement efficace pour faire chuter les indices de volatilité et décourager les stratégies directionnelles : quoi que l’on tente, on a toujours tort.
▪ L’investisseur de bonne foi n’a guère de chances de s’en sortir. En effet, les ordres exécutés par des "robots" représentent aux dernières nouvelles 88% du total au quotidien. Une puissance informatique phénoménale subvertit donc le lien entre le cours du titre ou de l’indice et l’économie réelle.
Méditons sur ces quelques chiffres compilés par CNBC, qui ont valeur d’étude officielle : trading haute fréquence = 56% des ordres. Programmes experts des banques d’investissement et des hedge funds = 33%. Gestion des fonds de retraite, gestion en "stock picking" + ordres des particuliers = 10%. Autres = 1%. Ajoutez à cela 30% des volumes échangés dans des dark pools… les ordres résultant d’une décision humaine en "pleine conscience" représentent 5%.
L’informatique est derrière 95% du volume quotidien… mais c’est — naturellement — "la psychologie des opérateurs qui fait tout".