Twitter, Meta, Google… Les services numériques dans leur ensemble font face à leur utilité réelle, et leur survie est désormais en jeu.
Après Twitter, voici que Meta a annoncé fin février la création d’une offre de comptes premium.
Finie la gratuité pour tous, tout le temps : le réseau de Mark Zuckerberg ouvre la boîte de Pandore de la facturation en proposant, contre 12 à 15 dollars américains par mois, à certains utilisateurs de faire apposer un badge bleu sur leur profil. Celui-ci tiendrait lieu de preuve de la légitimité du compte grâce à la vérification de l’identité du titulaire, et offrirait une visibilité améliorée des publications.
La mesure a bien évidemment fait grand bruit.
Voir Elon Musk revenir sur la gratuité de Twitter n’avait, finalement, pas étonné outre mesure les analystes : le milliardaire est un habitué des revirements et des prises de position iconoclastes. Après l’épisode rocambolesque de rachat du réseau social, et la purge dans les effectifs, bouleverser un modèle d’affaires basé sur la gratuité d’usage était cohérent avec la stratégie globale de table rase. Prendre à contre-pied le statu quo et s’offrir une énième provocation est même la marque de fabrique de l’entrepreneur.
Quand Facebook serait gratuit pour toujours
Pour Facebook, qui reste la pierre angulaire du groupe Meta, les choses sont différentes. Comme le moteur de recherche Google, devenu si ubiquitaire que tous les internautes prennent sa présence pour acquis, le réseau social Facebook est considéré par le grand public comme un socle des échanges sur Internet.
Même le fait que les jeunes générations le considèrent comme dépassé est, paradoxalement, la meilleure preuve de domination qui soit. A l’instar une ampoule électrique, un réfrigérateur ou une télévision, Facebook est à Internet ce que l’électroménager est à la vie quotidienne : un élément qui se fond dans le paysage et dont la présence permanente ne soulève aucun enthousiasme parce qu’elle ne fait plus de doute.
Le monde s’est habitué à un Internet dans lequel Facebook est disponible, et gratuit. Le site s’est d’ailleurs battu pendant des années contre des rumeurs récurrentes de passage à un modèle payant, allant jusqu’à afficher sur sa page d’accueil le message « C’est gratuit (et ça le restera toujours) » jusqu’en 2019.
L’annonce de Mark Zuckerberg a donc été abondamment commentée sous le prisme de la vénalité d’un groupe pesant près de 450 Mds$ en Bourse, et du reniement de ses valeurs fondatrices.
En réalité, il faut remettre cette annonce dans son contexte. En dégainant le premier, Elon Musk a – bien volontiers – endossé le rôle médiatique de l’opportuniste sans cœur… mais voir Meta s’engouffrer dans la brèche alors que le groupe a vu son chiffre d’affaires baisser entre 2021 et 2022 montre que nous assistons à un moment-charnière de l’histoire d’internet.
Pour la première fois, les géants de l’Internet 2.0 doivent faire face à la question cruciale de leur utilité sociale et économique.
A l’heure où le Web3 est la nouvelle coqueluche des investisseurs avec, une nouvelle fois, la promesse de milliers de milliards de dollars à gagner, il était grand temps que l’Internet des années 2010 fasse son bilan.
En faisant pivoter leur modèle d’affaires vers les comptes payants, Meta et Twitter sont les premiers à se confronter à la valeur ajoutée qu’ils apportent à leurs utilisateurs. Le krach des dot-com, qui n’était que la réconciliation entre les promesses du Web 1.0 et les besoins de l’économie réelle des années 2000, montre que l’issue du combat n’est jamais certaine.
Cette année, les acteurs du Web 2.0 doivent leur emboîter le pas, et l’opération ne se fera pas sans mal.
La fin d’un modèle
Le Web 2.0 s’est construit avec la promesse que les contenus seraient créés par les utilisateurs.
Facebook et Instagram, possédés par Meta, ne seraient rien sans les messages créés avec soin par leurs membres.
Twitter, de même, n’a d’intérêt que par les messages postés au fil des conversations.
Même Google, dont l’activité de moteur de recherche reste prépondérante, enrichit les résultats de recherche de données issues des visiteurs : avis sur les produits, sur les entreprises, fréquentation des lieux… les résultats seraient bien moins riches sans toutes ces données produites par la masse des utilisateurs.
Dans le Web 2.0, les utilisateurs ne sont pas les clients dans la mesure où ils ne payent pas les services. Is sont à la fois les ouvriers (ils créent le contenu), et le produit (les données personnelles sont valorisées par ailleurs).
Les investisseurs savent bien que les vrais clients des entreprises du Web 2.0 sont les annonceurs : la source de revenus quasi-exclusive des géants du Web est la publicité.
Or, le marché de la publicité en ligne n’a pas créé de richesse macroéconomique. Tandis que les dépenses publicitaires en ligne ont augmenté de façon exponentielle à mesure que le web s’est démocratisé, les autres canaux publicitaires comme la presse papier, la télévision et la radio, ont vu leurs revenus s’éroder. Alors que les dépenses de publicité en ligne ont augmenté, en France, de 269% depuis 2010, le marché global de la publicité (tous supports confondus) n’a cru que de 70% sur la période (contre 45% pour le PIB).
Evolution des dépenses de publicité digitale en France. Source : Statista
La contribution nette des géants du Web 2.0 au marché mondial de la publicité – et a fortiori à l’économie réelle – est donc si limitée qu’elle ne se retrouve pas dans les chiffres du secteur. En tout état de cause, la croissance de leur activité est majoritairement due à la captation de l’activité des canaux publicitaires historiques.
Or, la stagnation du chiffre d’affaires des grands groupes montre que ce transfert de richesse touche à sa fin. C’est pour cette raison qu’ils prennent le risque d’inaugurer un modèle d’affaires basé sur les abonnements payants où les utilisateurs seraient, pour la première fois, les clients.
Les utilisateurs payeront-ils ?
La question à 1 700 Md$ (les valorisations combinées de Meta, Alphabet, et Twitter) est la suivante : les utilisateurs des plates-formes seront-ils prêts à payer pour continuer à les utiliser ?
Le « macaron bleu » imaginé pour faire passer la pilule n’est évidemment qu’un prétexte pour justifier le changement de paradigme. Au fil des ans, les services offerts par les géants du web ont varié et la plus-value offerte par la seule vérification de l’identité des utilisateurs est négligeable dans l’offre de valeur globale. Il ne s’agit pas d’un modèle freemium où une offre basique est gratuite tandis que l’offre « réelle » est payante, mais une manière déguisée de tester le consentement à payer sur l’ensemble des services.
Car la vraie question est de savoir si les utilisateurs de Twitter et Facebook, qui utilisent ces sites gratuitement depuis plus de dix ans, seront prêts à payer pour en conserver l’accès. En d’autres termes : les utilisateurs considèrent-ils que ces services ont de la valeur pour eux ? La quantification de cette valeur est, finalement, secondaire.
Participer gratuitement à la création du produit n’a visiblement posé aucun problème aux internautes. Offrir ses données personnelles non plus. L’avenir nous dira si payer, ne fût-ce qu’une somme symbolique, est du domaine de l’acceptable, ou si les utilisateurs n’étaient fidèles que tant que les services restaient disponibles sans bourse délier.
Grâce au transfert de richesse offert par la captation du marché publicitaire mondial, le Web 2.0 a pu ignorer durant près de deux décennies la question de la valeur ajoutée créée pour ses utilisateurs. Le moment de vérité est arrivé, et la survie de Twitter, Meta, et autre Alphabet est en jeu.
Du métavers à la blockchain, la nouvelle génération d’entrepreneurs du Web3 devrait suivre le déroulement du feuilleton avec attention – et les investisseurs aussi.