C’est devenu une mode chez le consommateur : on veut de la bonne bouffe ! De la nourriture saine, qui ne rend pas malade, avec des produits dont on comprend et connaît la composition.
En apparence, tout le monde est favorable à cette aspiration : mieux vaut se nourrir avec des produits bons et sains plutôt que l’inverse.
Le problème, c’est que la « bonne bouffe » contrecarre singulièrement les logiques industrielles à l’oeuvre dans l’agro-alimentaire.
On découvre progressivement que bien se nourrir n’est pas un intérêt unanimement partagé, y compris en France. Les abattages massifs de canards actuellement programmés dans le sud-ouest en donnent une nouvelle illustration, et l’Etat est le premier acteur à mettre son grain de sel dans la protection des intérêts industriels.
Bonne bouffe et bouffe pas chère : l’exemple du foie gras
Prenons le foie gras. N’importe quel consommateur préfère un foie gras issu d’un canard qui a couru en liberté et qui a mangé des céréales de qualité, plutôt qu’un foie fabriqué on ne sait trop comment dans des fermes pas vraiment sûres.
Le problème est que le paysan qui produit le foie gras à l’ancienne coûte cher à nourrir. Il rogne les marges des chaînes de production de plus en plus intégrées. Certains ont même la mauvaise idée d’abattre et de transformer leurs canards eux-mêmes, sans intervention de ces chaînes autre que l’achat d’un caneton (le métier de « naisseur » étant très particulier). Autrement dit, il existe dans la filière du foie gras des irréductibles qui refusent l’intégration dans le monde industriel.
La production traditionnelle en France menacée… par les Français?
Pour les grands groupes industriels, souvent issus de coopératives de producteurs ou alliés à elles, il existe donc une sorte d’inclination naturelle pour la javellisation de la petite concurrence par l’imposition de normes de production inaccessibles aux « petits ».
Dans la filière du foie gras, cette situation s’explique assez aisément par le graphique ci-dessous :
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Source : Décider et Entreprendre
En 10 ans, la production de foie gras français a augmenté, mais ses parts mondiales de marché se sont repliées face à la concurrence de la Bulgarie, de l’Ukraine et de la Chine.
Mais il faut expliquer que cette concurrence exotique peut être le fait des Français ! Euralis par exemple (propriétaire de Monfort, n°3 du foie gras) a des abattoirs en Bulgarie. Labeyrie et Delpeyrat, n°1 et 2, ont des sites de production ambitieux en Chine. Le développement de foie gras étranger n’est donc pas forcément une mauvaise nouvelle pour les acteurs français.
Un marché mondial à la peine
Pour achever le tableau économique du secteur, il faut aussi comprendre que la hausse de la production ne se traduit pas forcément par une hausse des profits. Les prix ont en effet, notamment à cause de la concurrence livrée par les nouveaux producteurs, tendance à baisser. Là encore, un petit tableau produit par le ministère de l’Agriculture permet d’y voir plus clair :
Source : Décider et Entreprendre
Autrement dit… les exportations de foie gras augmentent en volume (voire atteignent des records), mais leur valeur marchande diminue dans des proportions importantes (3% entre 2014 et 2015).
Pourquoi les géants français doivent délocaliser
Face à ce marasme, la situation des géants français est assez délicate, dans la mesure où la hausse de la production ne se traduit pas par une hausse de la profitabilité.
Dans ces conditions, on sait tous ce qu’un producteur fait : il baisse ses coûts de production, et, pour y parvenir, il utilise toutes les armes à sa main… Son objectif est de préserver, voire d’augmenter ses marges de rendement dans un monde où augmenter la production ne signifie plus augmenter ni le chiffre d’affaires ni les profits.
Le développement d’activités en Bulgarie ou en Chine constitue une première réponse, qui donne lieu à des pratiques assez bien décrites par un importateur indépendant :
« Il se murmure, dans le petit monde du palmipède du Sud-Ouest, que certaines grandes enseignes possèdent des abattoirs en Bulgarie ou font produire en Hongrie ou en Roumanie. Leurs produits sont expédiés en France dans de grandes poches sous vide, donc non emballés. L’emballage se fait dans les départements traditionnellement producteurs de foie gras et de magret. Cela permet aux entreprises d’estampiller leurs étiquettes avec un numéro de département français. Et cela en toute légalité. »
Produire à bas prix en Bulgarie et vendre au prix « français » des produits étiquetés en France comme s’ils venaient du sud-ouest ? Non, ils n’oseraient pas…
Pourquoi tuer les petits producteurs français ?
Reste que, malgré ce système, le petit producteur français (il en reste 30 000) a la vie dure et il mérite une bonne leçon… Diminuer le nombre de producteurs en France devient un enjeu économique pour la profitabilité des grands groupes, et cela pour deux raisons.
Première raison : moins de producteurs, et singulièrement moins de producteurs indépendants, permet de limiter la concurrence. On a vu ci-dessus que cette étape est importante à franchir dans un marché où les marges de profitabilité diminuent.
Deuxième raison : le développement de grandes fermes de production à la place du système actuel émietté permet de mieux maîtriser les coûts, par les gains de productivité que l’augmentation des tailles critiques permet. Moins de producteurs, de taille plus élevée, c’est moins de bouches à nourrir pour au moins autant de produits à vendre.
Comment tuer les petits producteurs français ?
Pour « réorganiser » la filière, les grandes enseignes françaises ont donc tout intérêt à mobiliser les leviers traditionnels qui permettent de tuer la concurrence. En premier lieu, et comme toujours, le recours à la réglementation européenne est une arme majeure.
On le sait : Bruxelles est une machine à produire des normes réglementaires influencées par les grands groupes, que l’administration adore sur-interpréter par la suite pour faire plaisir aux puissants. Le marché du foie gras n’y a pas échappé.
Ainsi, une recommandation du Conseil de l’Europe, rendue applicable au 1er janvier 2016 en France, a-t-elle interdit l’utilisation de cages de gavage individuelles et a-t-elle contraint le recours à la cage collective. Pas de chance, seuls les producteurs français avaient investi dans des cages individuelles. La réglementation favorise donc les producteurs hongrois et bulgares, qui, eux, pratiquent la cage collective.
Précisons que cette réglementation s’est construite au nom du bien-être animal, revendication supplétive utile pour tous les défenseurs de l’industrie agro-alimentaire. Les défenseurs du bien-être animal adorent en effet « taper » sur les petits producteurs français, mais restent étrangement muets sur les pratiques industrielles.
La grippe aviaire tombe à point nommé
Sur ces entrefaites, on découvre que des oiseaux migrateurs transportent des agents pathogènes, et singulièrement la grippe aviaire.
Quelle aubaine ! Ces germes ont en effet la bonne idée de contaminer les canards qui se trouvent sous leur passage. L’épizootie qui s’ensuit peut toucher n’importe quel animal élevé à l’air libre, ce qui est le cas des mulards de nos petits producteurs de foie gras. Voilà une bonne occasion de refaire de la réglementation à tout-va ! Et d’imposer aux petits producteurs des abattages préventifs qui les mettent au bord du gouffre financier, voire les poussent à la faillite.
Pendant ce temps, bien entendu, les groupes français qui produisent leur foie gras en Bulgarie jubilent.
L’administration française en action
Donc, il faut réglementer pour éviter les maladies. Le 8 février 2016, l’administration française prend un arrêté relatif aux mesures de biosécurité applicables dans les exploitations de volailles et d’autres oiseaux captifs dans le cadre de la prévention contre l’influenza aviaire. On y lit des mesures dont l’impact économique est évident :
« A partir d’une analyse de risque, tout détenteur définit un plan de biosécurité pour l’ensemble de son exploitation détaillant les modalités de séparation physique et fonctionnelle de chaque unité de production. Le plan est consultable sur support papier ou électronique lors de tout contrôle. Le détenteur le met à jour à chaque modification de ses pratiques de biosécurité ou lorsqu’une modification du risque relatif à l’influenza l’exige. […]
Les bâtiments permettent des opérations de nettoyage et de désinfection efficaces et régulières ; en l’absence de pratiques de paillage permettant d’absorber les lisiers et fientes sèches, les soubassements sont lisses et la pente des sols est conçue pour permettre l’écoulement lié aux lisiers et fientes sèches vers les équipements de stockage ou de traitement.
L’accès à chaque unité de production est protégé par un sas sanitaire clos conçu pour limiter les contaminations entrantes et sortantes des unités ; une tenue spécifique ou des tenues à usage unique sont disponibles et revêtues avant l’accès à chaque unité de production (chaussures et vêtements) ; le lavage des mains est indispensable avant chaque accès. […]
Les circuits d’aération, d’abreuvement, d’alimentation et d’évacuation du lisier, des fientes sèches ou du fumier sont aisément démontables ou accessibles.
Les parcours des volailles sont herbeux, arborés ou cultivés et maintenus en bon état ; ils ne comportent aucun produit ou objet non indispensable à l’élevage ; aucun stockage de matériel n’y est réalisé.
Les abris sur les parcours sont nettoyables et désinfectables. Ceux dont l’état de vétusté ne permet pas le nettoyage et la désinfection dans des conditions satisfaisantes sont retirés.
Chaque parcours est clôturé afin d’empêcher toute sortie et d’éviter tout contact entre elles de volailles ou d’autres oiseaux captifs d’unités de production différentes. Dans les exploitations commerciales, les conditions de mise en oeuvre du présent alinéa sont précisées par instruction du ministre en charge de l’agriculture.«
Rien que là, le petit producteur est placé sous surveillance stricte, s’il a encore la mauvaise idée de continuer son activité.
Comment les grands acteurs du secteur aident l’administration
Curieusement (ou pas, bien entendu), ce sont les grands du secteur eux-mêmes qui prêtent main forte à l’administration pour épaissir le voile réglementaire qui étouffe les petits producteurs.
On trouvera par exemple un « GUIDE DE BONNES PRATIQUES D’HYGIENE ET D’APPLICATION DES PRINCIPES DE BIOSECURITE LORS DES OPERATIONS DE TRANSPORT POUR LA FILIERE PALMIPEDES A FOIE GRAS » rédigé sous l’étiquette de la F édération des producteur de foie gras (le CIFOG). En réalité, le groupe de travail qui a encadré la rédaction du guide est totalement phagocyté par les géants du secteur :
Source : Décider et Entreprendre
Les géants du secteur sont-ils à l’origine de l’épizootie ?
Le guide des bonnes pratiques en matière de transport des palmipèdes constitue sans doute un comble de l’ironie, voire de la provocation. En effet, le groupe MVVH, qui regroupe Maïsadour et Val de Sèvre, y a activement participé.
Or l’actuel abattage en masse des canards dans le Gers est probablement dû… à une contamination par le transport de canards contaminés sortis des élevages du groupe dans le Tarn.
Sur ce point, les médias subventionnés surveillent de près leur langage. Mais il est acquis que la première vague de contamination dans le Gers est directement partie d’un centre de production de Vivadour.
Plus grave, les producteurs réunis dans le collectif Canards en Colère accusent les producteurs de Vivadour d’avoir recommencé la même imprudence début janvier :
Il faut évidemment rester prudent… Mais les faits sont troublants. Et, comme par hasard, l’administration française a pris soin de réglementer le matériel nécessaire pour l’élevage des canards gras, mais elle a oublié d’étendre sa réglementation à la mise en quarantaine des canards en cas de doute sur une contamination. C’est bête ça…
Pourquoi les géants industriels profitent de l’épizootie
Une chose est sûre, en tout cas, l’épizootie est une aubaine pour les grands groupes. Ceux-ci disposent de larges stocks de foie gras qu’un abattage massif de canards permet d’écouler. En outre, la baisse de la production française favorise la hausse des prix.
D’ailleurs, Delpeyrat, groupe partenaire de Maïsadour, s’est félicité de ses excellents résultats en 2015, et ne cache pas ses ambitions pour les années à venir.
L’ère de la bonne bouffe n’est pas gagnée…
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