La Chronique Agora

Pourquoi le dollar continue sa hausse ?

Le « triangle d’incompatibilités », qui domine le monde, est à l’origine de ce phénomène.

Aujourd’hui, nous allons examiner le facteur réel qui détermine les conditions économiques.

Il n’a rien à voir avec les données à court terme, la politique de la Fed, les modèles économiques conventionnels ou autres facteurs sur lesquels se concentrent la plupart des commentateurs économiques.

Il s’agit plutôt du « triangle d’incompatibilités », concept introduit par l’économiste Robert Mundell dans les années 1960.

Mundell a identifié trois variables cruciales, en termes de politique : la politique des taux de la banque centrale, le taux de change et la libre circulation des capitaux. Il a affirmé que les pays pouvaient contrôler l’une de ces deux variables, mais jamais les trois à la fois.

Si vous voulez contrôler la politique des taux d’intérêt et le taux de change, c’est possible, mais vous devez stopper la libre circulation des capitaux. Sinon, si vous pratiquez une politique des taux élevée et que les capitaux circulent librement, les capitaux affluent dans le pays et font grimper votre taux de change plus haut que vous ne le souhaitez.

Ou, si vous avez un taux de change fixe et une libre circulation des capitaux, vous devez laisser flotter votre politique de taux d’intérêt avec celles des autres banques centrales, pour éviter la pression du taux de change.

Dans le premier cas, vous contrôlez la politique des taux d’intérêt et les capitaux circulent librement, mais vous perdez le contrôle sur les taux de change. Dans le second cas, vous contrôlez le taux de change et les capitaux circulent librement, mais vous perdez le contrôle de votre politique des taux d’intérêt. La seule façon de contrôler la politique des taux d’intérêt et le taux de change consiste à stopper la libre circulation des capitaux.

Si vous essayez de maîtriser ces trois facteurs en même temps, c’est l’échec : les marchés y veillent. L’utilisation des trois éléments peut entraîner, entre autres, une crise des réserves, du taux de change ou une récession.

Freedonia ne peut échapper au « triangle d’incompatibilités »

Observons le cas d’un pays – appelons-le Freedonia – qui veut réduire ses taux d’intérêt de 3% à 2% afin de stimuler la croissance. En même temps, le principal partenaire de Freedonia, un pays nommé Sylvania, a des taux d’intérêts à 3%.

Freedonia pratique également la libre circulation des capitaux (afin d’encourager les investissements directs étrangers).

Finalement, Freedonia arrime son taux de change à Sylvania, à un taux de 10 pour 1. Il s’agit là d’un taux de change « bon marché » destiné à stimuler les exportations de Freedonia vers Sylvania.

Dans cet exemple, Freedonia tente l’impossible trinité. Ce pays veut la libre circulation des capitaux, un taux de change fixe et une politique monétaire indépendante (ses taux d’intérêt sont à 2%, alors que ceux de Sylvania sont à 3%).

Que va-t-il se passer ?

Les arbitragistes se mettent au travail (ce sont des professionnels qui tirent parti des écarts de cours existant à moment donné entre plusieurs marchés). Ils empruntent de l’argent en Freedonia à 2% afin d’investir en Sylvania à 3%. Par conséquent, la banque centrale de Freedonia vend des réserves de devises étrangères et imprime de la monnaie locale afin de satisfaire la demande relative aux prêts en monnaie locale et aux investissements à l’étranger.

Le fait d’imprimer de la monnaie locale exerce une pression à la baisse sur le taux de change fixe et provoque l’inflation des prix domestiques.

Quelque chose finit par céder.

Freedonia va peut-être se retrouver à court de devises étrangères, ce qui forcerait le pays à mettre un terme à la libre circulation des capitaux, ou à rompre son peg (c’est ce qui s’est produit au Royaume-Uni, en 1992, lorsque George Sorosa a fait « sauter » la Banque d’Angleterre). Ou bien Freedonia imprime tellement d’argent que l’inflation devient incontrôlable, ce qui force le pays à relever ses taux d’intérêt.

En termes de politique monétaire, la réaction peut varier, mais le résultat final, c’est que Freedonia ne peut maintenir cette impossible trinité. Ce pays va devoir relever les taux d’intérêts, mettre un terme à la libre circulation des capitaux, rompre le peg, ou les trois en même temps – afin d’éviter de perdre toutes ses réserves de devises étrangères et de faire faillite.

Cela vous montre la puissance de cette impossible trinité, en tant qu’outil d’analyse.

Le « triangle d’incompatibilités » explique la force du dollar

Aujourd’hui, les principales économies pratiquent presque toutes la libre circulation des capitaux (bien que la Chine impose des restrictions), ce qui veut dire qu’elles peuvent contrôler les taux d’intérêt ou les taux de change, mais pas les deux à la fois.

La plupart des principales économies pratiquent des taux d’intérêt fixes, elles perdent donc le contrôle sur les taux de change.

Cela veut dire que le taux d’intérêt et le taux de change doivent être considérés comme une paire. Une hausse du taux d’intérêt provoque généralement une hausse de la monnaie. C’est exactement ce que vivent les Etats-Unis, en ce moment, dans un contexte où la hausse des taux d’intérêt a renforcé le dollar.

La capacité des banques centrales à mener la politique des taux qu’elles préfèrent est encore plus restreinte par les conditions présentes au sein de l’économie réelle.

Les banques centrales ciblent des politiques de taux censées produire un maximum de croissance réelle, un faible chômage et une stabilité des prix.

Comme indiqué plus haut, si la croissance réelle potentielle maximum, aux Etats-Unis, est d’environ 3%, alors la Fed cible un taux d’intérêt naturel qui produira 3% de croissance, ce qui est cohérent avec la stabilité des prix et devrait optimiser l’emploi dans le même temps.

Si la Fed devine un taux naturel qui est trop élevé, cela ralentira l’économie, pénalisera la croissance de l’emploi et provoquera de la désinflation ou de la déflation. Si la Fed devine un taux naturel qui est trop faible, cela provoquera une surchauffe de l’économie, resserrera le marché de l’emploi et provoquera de l’inflation.

Comme la Fed devine, elle peut se tromper. Tôt ou tard, la devinette incorrecte de la Fed se manifestera dans les données économiques.

Mais en conséquence de ces tentatives visant à atteindre un taux neutre, les banques centrales errent à la hausse ou à la baisse en tentant de converger vers l’objectif invisible. D’autres banques centrales font la même chose.

Cette volonté de cibler un taux neutre, associée au « triangle d’incompatibilités » de Mundell, nous montre que toutes les principales banques centrales ayant le statut de monnaie de réserve ne sont pas réellement des électrons libres, mais qu’elles sont extrêmement contraintes par la nécessité d’atteindre le taux neutre, d’éviter l’inflation ou la déflation et de maintenir des taux de change raisonnablement stables.

C’est un processus extrêmement imparfait s’accompagnant de nombreuses erreurs commises en cours de route, mais il offre un cadre permettant de prévoir les politiques monétaires internationales en n’employant que quelques facteurs clés.

La grande exception

En matière d’impossible trinité, il existe une grande exception à la règle : les Etats-Unis.

Les Etats-Unis fixent leurs taux d’intérêt de façon indépendante et pratiquent la libre circulation des capitaux. Les Etats-Unis n’arriment le dollar à aucune autre devise officiellement (ainsi, techniquement, l’impossible trinité n’est pas rompue) mais travaillent, en revanche, avec d’autres pays afin de leur permettre de fixer un peg informel par rapport au dollar.

Pourquoi le dollar n’a-t-il pas souffert de graves conséquences ?

Le dollar est la principale monnaie de réserve mondiale (il représente environ 60% de ces réserves mondiales, et environ 90% des paiements internationaux). Les Etats-Unis ne peuvent jamais manquer de réserves en devises étrangères pour effectuer leurs paiements : il suffit qu’ils impriment plus de dollars !

C’est ce que les Français ont qualifié de « privilège exorbitant », dans les années 1960.

Vous comprenez maintenant pourquoi tant de partenaires commerciaux, comme les pays des BRICS, tentent d’échapper à un système mondial libellé en dollars (entre autres raisons, comme celle d’échapper aux sanctions basées sur le dollar).

Les dés sont pipés, défavorisant les autres pays et favorisant les Etats-Unis.

C’est pourquoi le jeu ne durera pas et que les jours du dollar roi sont comptés.

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