Oui, mais de quels taux doit-on parler ?
Depuis plus de 30 ans, j’ai observé, analysé, enseigné et pratiqué (dans diverses fonctions) ce que l’on appelle les courbes de taux (essentiellement France-Allemagne avant 1999, euro depuis, mais aussi celle d’autres grandes zones).
C’est sans doute la raison pour laquelle je suis toujours stupéfait par les approximations faites sur ce sujet, y compris dans des médias spécialisés en finance. Il est question de baisse ou hausse des taux, de ce que va faire la banque centrale au niveau de ses taux dits « directeurs », mais tout ceci est très confus.
Nous verrons dans cet article de manière très explicite la différence qu’il faut faire entre taux directeurs fixés par la banque centrale et les taux de marché (et les modes de détermination différents entre taux court terme, taux moyen terme et taux long terme parmi les taux de marché).
Lorsque l’on parle de baisse des taux aujourd’hui, on fait souvent référence aux futures baisses des taux directeurs des banques centrales. Donc il est normal d’essayer d’anticiper les mouvements de taux directeurs des banques centrales ; mais c’est loin d’être suffisant, et ce qui est le plus important, c’est de bien anticiper le timing et l’ampleur de ces mouvements de taux directeurs (en d’autres termes, il est primordial de bien anticiper la façon dont la courbe des taux va évoluer).
Cela revient à bien analyser :
- comment les taux de marché ont déjà réagi aux anticipations de baisse des taux directeurs ;
- comment ces taux de marché pourraient réagir à des baisses effectives des taux directeurs. Pour ce faire, nous verrons que beaucoup d’impacts sur les taux de marché vont dépendre de l’ampleur de ces baisses de taux directeurs, et du nouvel état des anticipations sur d’éventuelles futures baisses de taux directeurs – soit de la nature du cycle (si cycle il a) d’assouplissement de la politique monétaire.
Toutes ces interrogations et ces analyses ne relèvent pas de spéculations purement intellectuelles, elles ont leur importance pour la gestion financière des agents économiques privés.
Nous pouvons, par exemple, recenser des situation concrètes qui pourront concerner beaucoup d’entre nous.
Prenons le cas d’un épargnant qui a du cash à placer. Non seulement il se doit d’anticiper comment pourraient évoluer les taux, mais surtout, il doit se demander s’il a intérêt à placer ses liquidités sur des maturités courtes (indexées sur des taux court terme) ou sur des maturités plus longues (indexées sur des taux moyen ou long terme). Les maturités choisies seront d’autant plus longues que les anticipations de baisse des taux courts seront fortes (nous verrons que c’est ce qui explique, entre autres raisons, l’inversion de la courbe des taux, avec un rétrécissement du spread entre taux long et taux court).
Prenons maintenant le cas d’un entrepreneur qui doit emprunter de l’argent et négocie un crédit de trésorerie. Lui aussi doit anticiper les évolutions de taux, et surtout mesurer s’il a intérêt à emprunter sur des maturités courtes (indexées sur des taux court terme) ou sur des maturités plus longues (indexée sur des taux moyen ou long terme). Les maturités choisies seront d’autant plus longues que les anticipations de hausse des taux courts seront fortes (nous verrons que c’est ce qui explique, entre autres raisons, la pentification de la courbe des taux, avec un écartement du spread entre taux long et taux court).
Revenons donc sur la notion de taux directeurs (ceux qui sont fixés par la banque centrale).
Taux directeurs et politique monétaire
Les opérations d’open market traditionnelles (la règle dans le monde précédant 2008-2009) sont des opérations régulières menées par la banque centrale pour refinancer les banques, et ainsi piloter le niveau de la liquidité sur le marché interbancaire. Le taux auquel sont réalisées ces opérations se nomme le taux directeur central (taux de référence avec lequel vont être corrélés les taux courts du marché monétaire).
Il y a trois types d’opérations d’open market pour toute banque centrale (on prendra le cas de la BCE).
- Les opérations principales de refinancement par appels d’offres hebdomadaires à une semaine (MRO pour main refinancing operations). Les liquidités fournies le sont donc en quantité limitée et moyennant apport de collatéral en garantie. C’est le principal instrument de pilotage des taux courts et donc de la politique monétaire.
- Les opérations de refinancement à trois mois avec appels d’offres mensuels.
- Les opérations de réglage fin par appels d’offres occasionnels, pour atténuer les fortes variations de la liquidité bancaire, et donc, piloter les taux. Il est vrai que ces opérations n’ont plus vraiment de sens ces dernières années avec l’excès de liquidité banque centrale (suite à l’impression massive et systématique de monnaie).
Il s’agit là du mode de fonctionnement normal des relations entre une banque centrale et les banques commerciales.
Donc, nous ne nous attarderons pas dans cet article sur les opérations de refinancement exceptionnelles de la décennie 2010. Tout au plus, rappellera-t-on que la folle impression monétaire (au-delà des programmes de rachat d’actifs publics et privés) consistait aussi à prêter de plus en plus aux banques et de plus en plus souvent (les seuls MRO ne suffisant plus), afin de sécuriser la liquidité des banques.
Il fallait que ces prêts se fassent sur des durées de plus en plus « anormalement » longues, et ces opérations sont devenues la « règle » depuis 2011. On a gardé dans le sigle de ces dispositifs exceptionnels le « RO » des traditionnels MRO : LTRO pour long term refinancing operations ; VLTRO pour very long term refinancing operations ; TLTRO pour targeted long term refinancing operations.
A côté de ces opérations d’open market traditionnelles, il y a – toujours dans un mode de fonctionnement normal de la politique monétaire – ce que l’on appelle les facilités permanentes. Ces opérations sont censées être accessibles à tout moment aux banques (contrairement aux appels d’offres hebdomadaires ou mensuels) et permettent donc d’augmenter ou de réduire les liquidités au jour le jour.
Ainsi, les banques peuvent solliciter la banque centrale pour emprunter de la liquidité banque centrale additionnelle. Ces prêts BCE correspondent à un apport de liquidité au jour le jour en contrepartie d’actifs éligibles en garantie (ce sont les facilités de prêts marginal, au taux plafond des taux directeurs). Ici, il n’y a pas de limite d’accès pour les banques excepté l’obligation de présenter assez d’actifs en garantie.
A l’opposé, les banques replacent leurs réserves excédentaires au jour le jour à la BCE rémunérées sur le taux plancher des taux directeurs appelé taux de dépôt ou facility deposit rate, ce qui correspond à une absorption de liquidité des banques (facilités de dépôts) et souvent à une nécessité règlementaire pour piloter le ratio de liquidité à court terme des banques (notamment le numérateur du fameux LCR, pour liquidity coverage ratio, qui est la réserve de liquidité d’une banque).
Vous avez ainsi ce que l’on appelle la gamme des taux directeurs fixés en même temps par la BCE.
- Haut de fourchette. Taux de facilité de prêt marginal (quasi inutilisé depuis plusieurs années compte tenu de la surliquidité sur les marchés interbancaires) : 4,75% actuellement (au plus-bas historique 0,25% jusqu’en juillet 2022).
- Taux central. Taux REFI/REPO, taux principal des appels d’offres auquel les banques empruntent à la BCE : 4,50% actuellement (au plus-bas historique à 0% jusqu’en juillet 2022).
- Bas de fourchette. Taux de dépôt (très utilisé depuis plusieurs années compte tenu de la surliquidité sur les marchés interbancaires) : 4,00% actuellement (au plus-bas historique à -0,50% jusqu’en juillet 2022).
Ce sont ces taux qui font l’objet de débats sur leur maintien, leur baisse ou leur hausse lors des réunions de politique monétaire de la banque centrale.
Nous verrons demain comment faire le lien entre les taux directeurs de la banque centrale et les taux de marché qui servent de référence aux transactions sur les marchés financiers.