La Chronique Agora

Que dirait Clausewitz ? (Partie II)

Le complexe militaro-industriel américain reçoit un boost, tandis que l’Empire poursuit sa lente régression…

« La barbare nation des Huns, à Thrace, était devenue si grande que plus d’une centaine de villes avaient été capturées. Constantinople s’est trouvée en danger et ses hommes l’ont fuie…Il y eut tant de meurtres et de saignées que les morts ne pouvaient être dénombrés. Oui, car ils ont fait prisonniers les églises et les monastères et ont tué en grand nombre les moines et les jeunes filles. » 一 Callinicus, Vie d’Hypatios

La vie continue. La technologie file vers l’avenir. Mais ce bon vieux homo sapiens sapiens est resté le même chasseur-cueilleur endurci qu’il était il y a 200 000 ans. Il fait des progrès techniques à grands pas. Mais pour ce qui est des autres choses de la vie, ne comptez pas sur lui.

L’une des plus remarquables caractéristiques du succès Oppenheimer est le degré époustouflant d’avancées scientifiques, de progrès, dans le début du XXe siècle.

En 1905, Albert Einstein s’interrogeait sur la connexion entre le mouvement et le temps. Un train traverse une gare, alors qu’un homme est sur le quai et qu’un autre est dans le train. La foudre frappe de part et d’autre de la station. L’homme debout au milieu du quai verra les deux éclairs en même temps. Mais l’homme dans le train les verra l’un après l’autre, dans la mesure où il avance vers lui. Et Einstein se demandait : le temps est-il distendu par le mouvement ?

Jamais des humains n’avaient fait de tels progrès aussi rapidement auparavant. Et puis, 40 ans plus tard seulement, Harry Truman tuait des milliers de civils (comme Attila à Strasbourg et Mayence), mais en se servant de la bombe atomique !

Une « fascinante trinité »

En sciences et en technologie, on apprend, puis on construit quelque chose avec ce qu’on a appris. Dans le reste de la vie, cela dit, on ne cesse de répéter les mêmes erreurs encore et encore… Une génération apprend, la suivante oublie… pour toujours et à jamais, amen.

Clausewitz explique que la guerre, à laquelle il faisait référence en termes de « fascinante trinité », est un mélange : une part d’émotion, une part de chance et une part de calcul rationnel. Les barbares s’appuyaient lourdement sur l’émotion – la soif de combattre, la haine de l’ennemi, les rêves où ils égorgent les hommes et violent les femmes. En général, les armées les plus « rationnelles », comme celles des Grecs, des Romains et des Prussiens, réussissaient à les vaincre.

Dans les multiples batailles opposant les Irlandais aux Anglais, par exemple, les Irlandais se tournaient vers les émotions les plus primitives. Ils attaquaient très fort, racontent les critiques Anglais, mais étaient faibles en planification, de discipline et de stratégie. Lorsque l’élan de la charge était brisé, ils couraient en tous sens pour se mettre à l’abri et se sont facilement fait tuer.

Clausewitz maintenait que même si la raison était importante, il ne fallait jamais complètement oublier l’élément émotionnel – la chance non plus. Dans le « brouillard de la guerre », il se passe des choses qu’on ne peut pas prévoir. Ou comme le dirait le boxeur Mike Tyson : « Tout le monde a un plan, jusqu’à ce qu’il se prenne une droite dans la figure. »

Mais derrière ces trois éléments, l’émotion, la chance et la raison, il y a encore quelque chose : la politique.

« Si la guerre fait partie de la politique, c’est la politique qui détermine son caractère… La politique est la tête pensante et la guerre n’est qu’un outil, pas l’inverse. Aucune proposition majeure nécessaire à la guerre ne peut être élaborée en ignorant les facteurs politiques. » 一 Clausewitz.

Les barbares aux portes

En 451, Attila s’est retrouvé en tête à tête avec les forces romaines, lourdement supplémenté de troupes « barbares » de Francs, de Burgondes et de Celtes dans la bataille des champs Catalauniques. L’empire a réussi à repousser Attila, de justesse. Quelques années plus tard, il a monté une nouvelle campagne contre Rome et il est mort. L’Empire romain n’a pas tardé à s’éteindre, lui aussi. Quelques décennies plus tard, les alliés « barbares » se sont retournés contre lui et l’Empire s’est complètement effondré.

La « raison » aurait pu suggérer une toute autre stratégie pour les deux camps. Attila aurait pu se retirer et profiter de sa richesse. Rome aurait pu rappeler ses légions, renforcer ses ordres et protéger la patrie avec ses propres troupes. Mais à la place, une fois étendu, l’élastique ne voulait pas claquer. Attila est resté sur le chemin de la guerre et Rome a tenté de maintenir son empire. Ses forces étaient dispersées, et il était envahi de partout.

Une fois encore, la raison indique le chemin aux Etats-Unis : rappeler les troupes à la maison, équilibrer le budget, resserrer la sécurité aux frontières et se débarrasser de l’élite corrompue. Et pourtant, aucun candidat (à l’exception de l’outsider Robert Francis Kennedy Jr.) ne le propose.

Pourquoi l’Histoire semble-t-elle suivre une boucle infinie ? On a eu « le déclin et la chute de l’Empire », puis son sequel « Le Déclin et la chute de l’Empire II », puis III… et ainsi de suite. Athènes, Rome, Attila, Bonaparte, Hitler… L’Espagne, la France, l’Angleterre et maintenant les Etats-Unis, dernier champion de l’hégémonie européenne.

Les politiques publiques sont déterminées par l’élite. Et tandis que les groupes d’élites deviennent plus vieux, plus riches et plus puissants, leur but est de s’accrocher à ce qu’ils possèdent, à tout prix. Ils tiennent le monde entre leurs mains et ne veulent pas le laisser partir.

C’est cette caractéristique « politique » qu’évoquait Clausewitz. C’est aussi ce qui se cache derrière les guerres que mènent les Etats-Unis. Ils ne sont pas animés par un besoin de se défendre : les Houthis ne représentent aucune menace pour les Etats-Unis. Nous ne faisons pas non plus la guerre à l’étranger pour obtenir un avantage commercial ou stratégique. Nous le faisons plutôt pour maintenir et étendre le pouvoir, les privilèges et la richesse de nos décideurs politiques. Tout le reste est secondaire.

Il ne suffit pas « d’imprimer » pour construire sa richesse. Tout comme on ne peut pas bombarder à tout va pour se mettre en sécurité (à quelques exceptions près). Toute personne raisonnable sait ces choses-là.

Mais l’élite américaine a découvert qu’elle pouvait atteindre la richesse en bombardant… du moins pour un moment.

La puissance de feu en feu

Un exemple : l’amiral retraité James G. Stavridis appelle désormais à « 5 à 7 jours de frappes continues contre des cibles mandataires en Syrie et au Yémen », ainsi qu’à d’autres attaques contre des navires et des installations pétrolières iraniens.

Il est partenaire du groupe d’investissement Carlyle ; il est administrateur de la Fondation Rockefeller et a obtenu 20 postes d’administrateur dans des sociétés liées à la défense depuis qu’il a pris sa retraite du Pentagone. Il a fait en sorte que la guerre soit rentable, pour lui-même.

Elle a été rentable pour beaucoup d’autres aussi. Selon InsideDefense.com :

« Les ventes militaires américaines à l’étranger ont augmenté de 56% au cours de l’année fiscale 2023 pour atteindre le montant record de 81 milliards de dollars, ce qui représente une augmentation considérable par rapport aux 52 milliards de dollars déclarés pour l’année fiscale 2022 et intervient à un moment où l’OTAN renforce ses défenses contre la Russie, selon de nouvelles données du département d’Etat. Il s’agit du total annuel le plus élevé de ventes et d’assistance fourni à nos alliés et partenaires », a déclaré le département d’Etat dans une nouvelle fiche d’information publiée aujourd’hui. »

Et voici le bilan à long terme. Au total, le coût de « l’Etat de guerre » – tel qu’il a été calculé par l’ancien directeur du budget de la Maison-Blanche, David Stockman – s’élevait à 95 milliards de dollars en 1970. Aujourd’hui, il s’élève à 1 200 milliards de dollars. Chaque centime de cet argent va de mains en mains. Il sert à payer les armes et les prestations des anciens combattants. Il est écrémé par des politiciens corrompus. Et tout cela s’écoule dans le complexe militaro-industriel contre lequel Eisenhower nous avait mis en garde.

Et quelque part, dans une région sauvage d’Eurasie balayée par les vents, le fantôme d’Attila doit être fier. « Je n’étais pas un barbare, je n’étais rien de plus qu’un être humain. »

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