La Chronique Agora

Désaccord parfait et couacs boursiers

** Nous pensions avoir passé en revue ces dernières 48 heures un certain nombre de scénarios boursiers comme il n’en survient qu’une fois tous les 20 ans. Mais nous étions loin du compte, puisque la soirée de mercredi a été ponctuée par deux coups de théâtre absolument sensationnels — au sens étymologique comme au sens figuré — et nous vous gardons le plus croustillant pour la fin !

Imaginez-vous un Nasdaq Composite affichant -4,75% à deux heures de la clôture mercredi soir, des technologiques en perdition — avec des écarts supérieurs à -10% par bottes de 12 –, des gérants découragés après une nouvelle journée noire sur les places européennes (-5% en moyenne sur les blue chips de l’Euro Stoxx 50), une Fed sévèrement critiquée par la presse US pour avoir gâché son principal joker mardi (vous allez vite découvrir pourquoi)… Secouez le tout, rajoutez un trait de potion magique, laissez reposer pendant deux petites heures dans un silence absolu — n’ajoutez aucune déclaration, aucune statistique officielle — et shaaazaaam… vous obtenez un S&P en hausse de 2,1% et un Dow Jones qui flambe de 2,5%. !

Un tel scénario pourrait vous apparaître pour le moins improbable. Mais c’est précisément le genre de récit en forme de fantaisie surréaliste que vous appréciez de la part des rédacteurs de La Chronique Agora, lorsqu’ils cherchent à vous distraire de la monotonie du quotidien des marchés. Sauf que tout ce que vous allez découvrir ci-dessous est 100% réel !

Ceux qui étaient restés devant leurs écrans ou qui arpentaient nerveusement les salles de marchés à Wall Street en fin de séance en croyaient à peine leurs yeux. Les expressions incredible, astonishing ou tremendous étaient les plus en vogue sur le floor à la clôture.

** Ce n’est pas exagéré : le Dow Jones perdait 300 points à deux heures de la clôture et il en gagnait autant deux heures plus tard, soit très exactement +2,5%.

Les écarts intraday ont parfois dépassé les 25% en moins de deux heures sur des titres pesant plusieurs milliards de dollars de capitalisation.

Les écrans affichaient au final 18% à 20% sur Bear Stearns, Washington Mutual, Pulte Homes, DR Horton, 15% sur Morgan Staley, MGIC, KB Homes, 12% sur J.P. Morgan, Merrill Lynch, Bank of America, pour ne citer que de célèbres poids lourds du S&P 500.

De tels écarts donnent le tournis ; vous supposez, avec raison, que nous n’allons pas nous contenter d’explications naïves telles que « le marché prend la mesure, après un temps de réflexion, de l’impact positif de la baisse de taux de 75 points annoncée la veille »… ou encore « les cours étant jugés trop bas, la chasse aux bonnes affaires s’est enclenchée d’elle même ».

La réalité, c’est que les traders dans les salles de marché étaient dans leur écrasante majorité gros vendeurs… et qu’ils ont été impitoyablement taillés en pièces par plus fort qu’eux. Tout cela en moins de deux heures marquées par une véritable panique à la hausse!

** Encouragés par le camouflet infligé à la Fed par J.C. Trichet mardi matin, par l’absence de plan de relance économique crédible aux USA, puis par les résultats décevants d’Apple ou Ciena — ces titres lâchant -10% en moyenne — et surtout de Motorola (-18% au final), les bears se faisaient fort d’envoyer le Nasdaq au tapis (le Nasdaq 100 perdra même jusqu’à 5,5% vers 20h15, heure française).

Si personne n’était intervenu au coup de sifflet final — et il doit s’agir d’une action concertée de grosses institutions rachetant comme un seul homme les titres financiers ou cycliques les plus bradés — la fin de séance aurait été un cauchemar, comme en Europe lundi (-7,3%) puis de nouveau ce mercredi soir (-4,65%).

Cela s’appelle « coller les vendeurs » ou « squeezer les shorts« . Et c’est un grand classique qui survient lors des phases de capitulation des marchés. La situation de survente, l’absolue confiance des vendeurs dans leur invulnérabilité constitue une situation technique particulièrement propice à un retournement de la situation pour qui dispose de « munitions » en quantité suffisante et de la volonté de faire le maximum de dégâts dans les rangs adverses.

Cela ne permet pas de remporter la guerre — mais réussir une belle opération commando, cela redonne le moral et permet de s’accrocher une médaille !

Les commentateurs se montraient particulièrement avares d’explications au sujet des causes puis du déroulement « technique » de ce rétablissement miracle des indices. Peut-être ont-ils jugé que ce n’était pas le moment de s’étendre sur l’irruption d’une vague d’interventionnisme dans le temple de l’ultralibéralisme, qui ne tolère d’ordinaire que d’anodines manipulations des cours.

Mais vous n’êtes pas rendu au bout de vos surprises !

** Nous évoquions mardi le dangereux jonglage de la Fed avec des fioles de nitroglycérine, mais nous étions loin d’anticiper que la BCE viendrait  pimenter l’exercice avec une batte de base-ball !

Nous sommes souvent accusé — parce que nos textes circulent sur beaucoup de forums boursiers — de ne voir que le mauvais côté du système financier, lequel n’a jamais créé autant de milliardaires depuis 1998 et l’explosion des marchés dérivés (ces derniers pesant près de neuf fois le PIB mondial réel, ce qui est probablement huit fois de trop !)

Mais nous avons nos propres limites : nous déduisons de phénomènes économiques et boursiers — que chacun peut constater — des scénarios qui n’abondent pas dans le sens des commentaires les plus optimistes. Cependant, il est difficile de nier que nous cernons, parfois avec pertinence, les conséquences techniques de situations potentiellement explosives.

Nous refusons par contre (et systématiquement) les procès d’intention à l’encontre des sherpas de la finance mondiale. Nous brocardons leurs erreurs présentes ou passées, nous dénonçons les discours langue de bois et les affirmations mensongères. Mais nous n’affirmons jamais, au grand jamais, qu’ils risquent immanquablement de se tromper de diagnostic ou de priorité puis prendre à coup sûr la plus mauvaise décision possible.

Voici une preuve, nous écrivions hier les deux paragraphes suivants :

« Certains économistes — nous ne prétendons pas à ce qualificatif mais nous partageons parfois leur avis — craignent que l’initiative de la Fed ne donne la pleine mesure de la gravité de la situation : nul ne peut plus nier l’imminence d’une récession aux Etats-Unis, ni l’urgence de restaurer la confiance, qui par définition ne se décrète pas !

Ben Bernanke et ses collègues auraient décidé d’agir dès lundi soir. Et nous imaginons qu’ils ont dû passer quelques moments au téléphone avec J.C. Trichet, Alaster Darling et quelques homologues chinois ou canadien, afin d’inscrire leur action dans un mouvement généralisé d’assouplissement monétaire et de soutien aux marchés. »

Oui, vous avez bien lu ! Nous avions supposé que la Fed avait consulté J.C. Trichet. Et imaginé que celui-ci, sans promettre une baisse de taux immédiate, admettrait que la décision de son « cher collègue Ben » (puisqu’ils se tutoient) allait dans le bon sens et que la BCE prenait acte de l’assouplissement monétaire US avec bienveillance !

Nous n’avons pas osé écrire que J.C. Trichet mépriserait l’initiative de son homologue de la Fed et oserait affirmer, le lendemain même, que l’Europe n’a nul besoin d’une baisse de taux… que la crise des subprimes et ses multiples retombées n’affecteront en rien les « robustes » fondamentaux de l’économie de l’Euro-zone… et que rien ne justifiait à ce jour de changer de priorité, laquelle demeure invariablement « l’ancrage des anticipations inflationnistes » et le contrôle de la hausse des salaires. Et qu’il ne soit surtout jamais question qu’un syndicat ou qu’un gouvernement s’avise de soutenir — par quelque moyen que ce soit — le pouvoir d’achat des ménages sur le Vieux Continent !

Non, nous n’aurions jamais osé prêter par avance ce genre de discours à notre saint patron de la BCE, tant cela aurait pu apparaître, comment dire…monstrueux. Oui, c’est cela monstrueux et même carrément surréaliste !

Et c’est pourtant, presque au mot près, ce qu’à déclaré J.C. Trichet devant un parterre de députés européens et de journalistes médusés par un tel discours.

Ainsi éclate au grand jour, non pas une fiole de nitroglycérine, mais ce qui revient à peu près au même, le « désaccord parfait » entre la Fed et la BCE,  qui nous rappelle la sinistre année de 1987.

** Cet antagonisme des priorités, au plus fort de la crise de confiance qui tourmente les marchés, sème la dévastation sur les places européennes. Elles ont terminé au plus bas à l’issue d’une troisième séance dominée par une volatilité d’une ampleur quotidienne plus observée depuis le premier semestre 2002. Le CAC 40 replonge de 4,25% et s’en tire presque mieux que la moyenne, puisque l’Euro Stoxx 50 dévisse de 4,7% et Francfort de 4,9%.

Au lendemain d’une baisse de taux (-75 points) de la Fed, ce scénario noir est sans précédent : c’est assurément du jamais vu depuis plus de 20 ans !

Le Nasdaq 100 se repliait en moins de trois heures de 5% (à 1 7105 points). Ce seuil correspond précisément au zénith du 9 janvier 2002 qui précéda la glissade historique en direction de 795 points, plancher inscrit le 8 octobre de la même année.

Aux Etats-Unis, alors que la baisse du prime rate apparaît comme un échec — trois jours seulement après le « flop » du plan Bush –, la Fed est maintenant critiquée de toutes parts pour avoir cédé à la panique, obéi aux injonctions des marchés, échoué à convaincre d’autres banques centrales de se joindre à une action coordonnée.

Mais ce qui est pire que tout, du point de vue des investisseurs, c’est que la BCE récuse la nécessité d’une baisse de taux, alors que le système financier américain basé sur la bulle du crédit — et dont Wall Street ne constitue que le reflet — est manifestement au bord du gouffre. »Mais cela ne nous concerne pas », fanfaronne J.C. Trichet.

Les journalistes devaient piaffer d’envie de lui demander, vendredi 25 janvier à Davos, s’il réalisait qu’il était pratiquement le seul à proférer ce genre de discours dans les circonstances actuelles et s’il mesurait à quel point la lutte contre l’inflation apparaît un objectif dérisoire et anachronique face au risque de désintégration de tout un système planétaire reposant une bulle de (mauvaises) dettes.

Mais le scoop que nous promettions dès le premier paragraphe est tombé en milieu de soirée. J.C. Trichet annule — fait pratiquement sans précédent pour un patron de banque centrale — sa conférence de presse sur le thème « risques financiers systémiques » pour cause de « changement d’emploi du temps de dernière minute ».

S’est-il soudain aperçu que l’édition de son « mode d’emploi d’une banque centrale » avait plus de 30 ans — les marchés dérivés n’existaient pas à l’époque — et qu’il serait difficile d’en trouver un plus récent dans les librairies de Davos ? Ou a-t-il pressenti que sa confrontation avec la presse risquait de tourner au carnage, à l’image de ce qui survint sur les marchés dès qu’il eut terminé son intervention mercredi matin ?

Philippe Béchade,
Paris

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