La Chronique Agora

Le danger des applications mobiles géantes

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La centralisation technologique apporte les mêmes risques que la centralisation du pouvoir politique. Les applications qui veulent gérer l’ensemble de nos activités quotidiennes constituent ainsi un danger de plus en plus important.

Après les conglomérats industriels qui finissent par jouer un rôle politique plus important que les représentants du peuple ; après les banques « too big to fail » qui, dans une relation incestueuse avec les Etats surendettés, sont de facto protégées de la faillite ; voici que les acteurs du numérique font planer une nouvelle menace systémique sur nos sociétés.

Les « SuperApps », ces applications pour smartphones ayant vocation à gérer tous nos actes du quotidien, créent un nouveau risque d’ampleur inédite. Ayant, par construction, une position centrale dans les usages numériques des individus et une emprise quasi-hégémonique sur les populations, la moindre faille fait courir des risques importants tant aux citoyens qu’aux sociétés.

Très présentes en Asie où leur diffusion a plusieurs années d’avance sur l’Occident, les SuperApps ont vocation à prendre une importance croissante dans notre quotidien. Tant en Europe qu’aux Etats-Unis, les géants du numérique ont pour ambition de devenir, chacun à leur manière, la pierre angulaire de notre vie.

Meta avec l’accès au Metavers, Google pour centraliser l’information disponible sur Internet, Apple pour gérer notre quotidien financier, Amazon pour devenir notre commerçant unique : tous les GAFA ont un angle d’attaque pour devenir notre interlocuteur numérique unique.

A moins d’une prise de conscience des consommateurs ou d’un sursaut des législateurs pour empêcher la formation de ces nouveaux monopoles numériques, les SuperApps se développeront chez nous comme elles l’ont fait en Asie. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets : elles apporteront à nos sociétés un point de faiblesse supplémentaire dont elles n’ont pas besoin.

De la Chine centralisée à la Corée du Sud technophile, les SuperApps ont déjà eu l’occasion de montrer leurs faiblesses intrinsèques et le danger qu’elles font planer sur les sociétés qui leur font aveuglément confiance.

La progression inéluctable des SuperApps

Nous avons, avec la Chine et la Corée du Sud, deux exemples frappants de progression des SuperApps, pour des raisons différentes mais des résultats identiques.

En Chine, les SuperApps sont nées du besoin de modernisation des paiements. De la même manière que l’Afrique a adopté massivement la téléphonie sans fil sans passer par l’étape des lignes téléphoniques fixes, les Chinois sont passés du paiement en espèces au paiement par smartphones sans passer par la case « cartes bancaires ». Avec une rapidité déconcertante pour les Européens habitués à ce mode de paiement (quand ce n’est pas encore par chèque), adolescents, travailleurs et personnes âgées ont remplacé en moins de dix ans les billets froissés dans le portefeuille par une application smartphone.

Les applications-phares des géants du net chinois Alibaba et Tencent ont rapidement pris un rôle central dans la vie numérique des utilisateurs. Réseaux sociaux, sites d’information, réservation de taxi, expéditions postales et envoi d’argent entre amis se sont regroupés jusqu’à ce que ces SuperApps deviennent le point d’entrée numérique quasi-unique pour tous les besoins du quotidien.

Ce modèle s’est rapidement exporté dans tous les pays à numérisation galopante : Paytm en Inde, Grab à Singapour, GoTo en Indonésie, Zalo au Vietnam, Kakao en Corée du Sud et Rappi en Colombie sont autant d’applications devenues incontournables.

Chez nous, les géants du Web font face à plus d’inertie, dans la mesure où nos besoins numériques sont déjà bien couverts par des solutions tierces. Mais les digues sautent les unes après les autres.

Si certaines incursions se font de manières additionnelles – comme pour Meta qui veut créer le métavers (aujourd’hui inexistant dans les faits) –, d’autres se font par attaque frontale des modèles d’affaires existants.

Amazon, souvent qualifié de « pieuvre » par les analystes, en fut la première illustration. Bien loin de se contenter de la vente d’ouvrages en lignes, le géant a étendu son emprise sur tous nos achats du quotidien. Désormais installé dans un positionnement flou entre place de marché, annonceur, vendeur de publicités et même commerçant en nom propre, il est même devenu un acteur incontournable du cloud.

Apple suit un chemin similaire depuis quelques années. En plus de ses métiers originels de conception de matériel électronique et de logiciels, la firme à la pomme se métamorphose petit à petit en banque. Sa première incursion dans les paiements numériques avec ApplePay, simple intermédiaire technique entre nos cartes bancaires et les smartphones, n’était qu’un prélude.

Depuis 2019, Apple propose aux Etats-Unis une carte MasterCard émise en collaboration avec Goldman Sachs. Et, dans les prochains mois, l’offre va s’enrichir d’un compte épargne « à forte rémunération », sans frais ni minimum de dépôt. Après avoir capturé notre vie numérique et nos paiements, Apple souhaite ainsi faire main basse sur l’épargne de ses utilisateurs.

En théorie, ces services toujours plus fournis sont une bonne chose pour les consommateurs. En pratique, cette centralisation de pans toujours plus nombreux de nos vies est catastrophique en cas d’interruption de service, qu’elle soit volontaire ou accidentelle.

Quand les gouvernements appuient sur le bouton rouge

Le premier risque auquel s’exposent les utilisateurs de ces SuperApps est le risque étatique. Aucun gouvernement, sur la planète, ne laisse les géants du numérique prendre trop de libertés.

A Bruxelles, Moscou, Washington ou Pékin, les législateurs se sont assurés de maîtriser les données récoltées par les géants du numérique et leur base de clientèle.

En pratique, les mesures prises par les Etats pour garantir leur souveraineté numérique sont très similaires. Elles consistent toujours à donner au pouvoir en place un maximum d’accès aux données et la possibilité de faire cesser du jour au lendemain les activités jugées inopportunes.

L’été dernier, WeChat a donné des sueurs froides à ses utilisateurs en suspendant les inscriptions sur demande des autorités chinoises pour des questions de sécurité informatique. Durant quinze jours, il a été purement et simplement impossible de rejoindre la plateforme, ce qui a privé de facto des centaines de milliers de personnes l’accès aux services de base.

Ne pensez-pas que ce type de mesure soit intrinsèquement réservée à l’empire du Milieu et ses alliés : les Etats-Unis et l’Europe ont un arsenal législatif prévu pour permettre au législateur d’en faire de même en cas de besoin.

Bugs et piratages : mêmes effets

Lorsque ce ne sont pas les pouvoirs publics qui décident de débrayer ces systèmes centralisés, la malveillance ou la malchance peuvent s’en occuper.

La SuperApp coréenne Kakao a connu fin octobre une panne majeure qui a mis à l’arrêt l’ensemble de ses services. A la suite d’un incendie qui a touché l’un de ses centres de données près de Séoul, Kakao a cessé de fonctionner sans préavis.

Son éditeur a réussi à rétablir le service après quelques dizaines d’heures d’arrêt. Lorsque l’on connaît la complexité de ces systèmes, la performance technique et humaine mérite d’être saluée… mais au niveau social, le mal était fait. Durant toute cette période, les 47 millions d’utilisateurs (soit 90,3% de la population du pays) n’ont pu échanger de messages, consulter leur compte bancaire, réserver des taxis ou faire des achats en ligne ou dans des magasins par ce biais.

Signe de la grogne sociale causée par cette panne et ses effets en cascade, le co-PDG de l’entreprise Namboong Whon, notamment en charge des données, a présenté sa démission. Prenant acte que l’entreprise est « devenue un service public », M. Namboong a fait acte de contrition en présentant ses excuses à tous les utilisateurs.

Si louable qu’elle soit, cette prise de conscience ne règle pas le problème de fond de ces SuperApps. Les incidents techniques font partie de la vie des entreprises, et la cybercriminalité peut aussi parvenir à percer leurs défenses.

Quelles que soient les raisons qui peuvent causer une interruption de service de ces applications, les conséquences sur les citoyens et le tissu économique sont dramatiques.

La centralisation technologique apporte les mêmes risques que la centralisation du pouvoir politique. Une prise de conscience est urgente avant que ces plates-formes numériques ne deviennent un passage obligé de nos vies.

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