La Chronique Agora

Ceux qui survivent et ce qui ne survit pas

Est-il encore possible de travailler à l’ancienne et de façonner une route à la pioche et à la pelle ?

Lorsque nous vous avons quitté hier, nous étions en pleine dissection du système économique « capitaliste » actuel.

Nous avions promis de continuer aujourd’hui. Mais avec tant d’organes étalés par terre, nous avons attrapé la nausée.

Nous passons donc à un sujet plus léger – un bref compte-rendu de la vie au ranch.

Nous avons passé le col hier : nous voulions voir le travail nécessaire pour le réparer. La piste mène de notre vallée jusqu’à une vallée plus grande à l’est, en passant par les montagnes.

Notre côté est sec, en hauteur, avec peu d’herbe. De l’autre, la rivière coule toute l’année, ce qui nous permet d’irriguer des champs de luzerne et de constituer un stock de bottes de foin.

Le problème, c’est que les bêtes doivent passer d’un côté à l’autre. Une route a été construite dans les années 1950. Elle n’a pas été utilisée depuis des années et est désormais dans un triste état ; à certains endroits, elle a carrément disparu.

Il y a deux ans, en désespoir de cause, nous avons passé le col avec notre bétail. Suite à une sécheresse, les pauvres bêtes étaient au bord de la famine ; nous n’avions pas le choix.

Mais la traversée fut rude. Plusieurs bêtes moururent. D’autres sont restées handicapées tant la route était difficile. Nous transportons désormais les veaux en camion, mais à la prochaine sécheresse, nous serons peut-être forcés d’utiliser à nouveau le col. Nous voulions donc voir les travaux à mener.

La rivière à sec à Gualfin

Bill musarde en bonne compagnie

Nous avons quitté la ferme peu après l’aube, montés sur les chevaux habituels, avec des selles confortables. Nous savions que la journée serait longue.

Les heures passaient tandis que nous remontions progressivement le lit asséché d’une rivière. Les chevaux avaient du mal à avancer, le sable cédant sous leurs pieds. Mais ils ont continué, et le sable a laissé place à des rochers accidentés. Les chevaux s’y sont frayé un chemin, trébuchant souvent mais ne tombant jamais. Ensuite, tandis que nous nous dirigions vers le col lui-même, nous avons remarqué une maison au loin…

Un endroit délabré

Il s’agissait de nos terres. Nous avions entendu dire que des gens vivaient là-bas, mais nous en doutions. L’endroit était trop stérile, trop lugubre, trop sec.

Nous sommes allés jusqu’à la maison pour jeter un œil.

Une bien étrange maison à Gualfin

A première vue, il semblait n’y avoir personne, malgré les chiens qui aboyaient. C’était une maison typique de la région – construite d’adobe, avec un toit de même. Il y avait également des bâtiments extérieurs et de petits enclos faits de morceaux de bois, de racines et de sauge.

L’endroit était délabré… et des déchets traînaient un peu partout.

« Hola Buen día… » avons-nous crié.

Rien.

Nous avons soudain remarqué une silhouette derrière une clôture. C’était une vieille femme qui jetait un œil. Les visiteurs sont sans doute rares ; elle devait se méfier des étrangers.

Nous avons expliqué que nous étions propriétaire du terrain et que nous l’explorions pour mieux le connaître. Puis nous avons posé quelques questions : qui était-elle ? Que faisait-elle ici ? Comment survivait-elle ? (L’endroit n’a pas d’eau potable) …

Les locaux, dans les montagnes, parlent espagnol – mais pas le même que celui qu’on entend à Madrid ou Buenos Aires. Cela ressemble plus à une langue indienne, rauque et rapide. Pièce à pièce, nous avons reconstitué son histoire…

« Je suis née sur le ranch [où nous habitons désormais]. Je suis venue ici quand j’avais 16 ans à peu près, avec un homme. J’ai eu six enfants. Il est parti. Ils sont partis. Moi je suis restée ici. »

Faustina

Faustina a 70 ans environ. Elle a de la famille un peu partout dans la vallée, mais elle vit seule dans l’un des endroits les plus reculés que nous ayons jamais vus.

Il ne pleut quasiment jamais. Elle dépend donc d’une petite source pour donner à boire à ses chèvres. Elle ne mange quasiment jamais de légumes ou de fruits ; uniquement de la viande et du fromage de chèvre, accompagnés du pain ou des pommes de terres que sa famille lui rapporte de la ville.

Ils lui apportent aussi de l’eau. La source est trop salée pour la consommation humaine.

La cuisine de Faustina

Pourquoi reste-t-elle là ? Pourquoi n’emménage-t-elle pas avec des parents en ville ?

La conversation était presque impossible. Nous avons donc cessé nos questions et lui avons laissé un sac de pommes, du maïs et des biscuits que nous transportions dans nos sacoches.

A flanc de montagne

Le reste de la route était plus traître. A un moment, le chemin n’était plus qu’une mince corniche sur un flanc de montagne raide. La moindre glissade aurait été fatale. Mais les chevaux criollos ne glissent pas – ou du moins ceux qui l’ont fait ne sont plus là… pas plus que leurs cavaliers.

Les cavaliers franchissent (prudemment) la passe rocheuse

Enfin, après cinq heures de chevauchée environ, nous avons atteint la crête. Là, à nos pieds, se trouvait le ranch. Nous ne l’avions jamais vu de cet angle ; il était vaste et encore vert après les pluies de fin d’été.

Un nouveau point de vue sur Gualfin

Il nous a fallu encore trois heures pour redescendre du col et traverser la prairie jusqu’à la maison. Une fois arrivé, nous étions si fatigués, raides et endoloris que nous avons eu du mal à mettre pied à terre.

Enfin à la maison…

Nous avions quand même l’information dont nous avons besoin : réparer la route est impossible avec notre pelleteuse. Ce serait trop dangereux. La route est trop abîmée. Il faudrait le faire exactement comme elle a été construite – par des équipes d’hommes armés de pelles et de pioches.

Nous avons mentionné tout cela au contremaître du ranch.

« Il va falloir envoyer quatre hommes là-haut… avec des pelles et des pioches… et ils vont devoir travailler dur pendant trois semaines environ. »

« Ça, c’était possible autrefois, mais je ne sais pas si je vais pouvoir trouver quatre bonshommes prêts à le faire aujourd’hui. C’est trop dur. Et trop loin. Lorsque la route a été construite, les gars restaient sur place pendant des semaines, dormant à la belle étoile et mangeant ce qu’ils avaient emmené avec eux. On n’en fait plus des comme ça. Les jeunes d’aujourd’hui sont habitués à toucher des allocations, à faire de la moto et à regarder la télé. »

Les jeunes recrues ne sont pas comme les vétérans…

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