En jouant la carte de la protection des anciens acteurs, le gouvernement français fait un pari dangereux qui va étouffer l’innovation.
Est-ce une méconnaissance totale des mécanismes physiques en jeu ? Une volonté d’instrumentaliser la peur du réchauffement climatique pour justifier un favoritisme éhonté ?
Quelle qu’en soit la raison profonde, la décision du gouvernement de favoriser la production d’hydrogène-énergie, couplé à un captage du carbone, est un non-sens tant énergétique qu’économique.
Se cachant derrière un sujet technique dont l’aridité des détails, il est vrai, peut rebuter plus d’un citoyen, le gouvernement est en train de préparer en catimini un véritable revirement stratégique qui pourrait rapidement nous faire replonger dans un état de dépendance énergétique extrême.
A long terme, nos élites font le jeu du protectionnisme industriel et empêchent l’émergence de jeunes pousses dans ce marché qui devrait atteindre, selon les sources, entre 400 et 1 000 milliards de dollars par an d’ici la fin de la décennie.
Cette décision cruciale pour notre souveraineté énergétique intervient alors que le chargement de combustible de l’EPR de Flamanville vient à peine de commencer. Si notre énergéticien national a beau jeu de se féliciter du franchissement de cette étape importante, il ne faut pas oublier que les travaux préparatoires de cette « nouvelle centrale » ont débuté en 2006, et que le calendrier initial prévoyait un chargement de combustible au plus tard en avril 2017 – soit il y a plus de sept ans. Ce fiasco industriel vient rappeler que le jacobinisme bien français n’est la solution à la problématique énergétique.
L’Etat n’est pas omniscient et les distorsions de concurrence mises en place pour les meilleures intentions qui soient ont des effets pervers bien tangibles pour la population et notre tissu industriel. La petite ligne glissée dans l’arrêté gouvernemental pourrait bien nous coûter cher.
Hydrogène gris, bleu, vert : l’imbroglio des définitions
L’hydrogène est un gaz dont le marché mondial pèse déjà plus de 200 milliards de dollars par an. Majoritairement consommé pour ses usages industriels, la transition énergétique promet de décupler son poids économique grâce à l’arrivée de l’hydrogène-énergie.
Ses propriétés physico-chimiques en font un composé idéal pour lisser les pics et les creux de production d’électricité renouvelable, remplacer le gaz naturel pour obtenir des flammes décarbonées et même créer des carburants de synthèse.
Mais contrairement au pétrole et au gaz naturel, l’hydrogène n’est pas une source d’énergie, mais un vecteur. Il doit être produit, et le poids économique, énergétique et écologique de sa production a déclenché d’âpres débats en Europe.
S’il est admis que l’hydrogène créé à partir d’électricité d’origine solaire ou éolienne – dit vert – a un bilan carbone favorable et peut être considéré comme renouvelable, la question de l’hydrogène produit à partir d’électricité issue des grilles nationales n’avait rien d’évident.
La France et l’Allemagne ont notamment ferraillé au sujet de l’hydrogène produit avec des électrons sortis des centrales nucléaires, chacun souhaitant réserver le statut d’hydrogène vert aux spécificités de son pays. Le compromis trouvé par Paris et Berlin a été de considérer comme propre l’hydrogène dont la production de chaque kilogramme a conduit à émettre moins de 3,38 kg de CO2.
Nous aurions pu en rester à cette définition retenue à l’échelle des instances européennes.
Mais, il y a quelques jours, le gouvernement français a préparé un arrêté qui modifie fondamentalement l’esprit du texte européen lors de sa transcription en droit national. Il précise que « lorsque des gaz à effet de serre sont valorisés comme des produits de l’installation, ceux-ci peuvent être décomptés des émissions totales du procédé ».
Ce faisant, la France a ouvert une brèche législative qui ouvre la voie à l’utilisation massive d’hydrogène dit « bleu ». Derrière cette appellation colorée se cache en fait du gaz naturel dont le carbone a été capté. Alors que, deux ans après la crise énergétique, nous ne nous sommes toujours pas sevrés du gaz russe (la France détient même le record 2024 de hausse des importations de GNL russe), favoriser l’utilisation de gaz naturel est un contre-sens.
En le faisant entrer dans les mêmes cases que l’hydrogène vert, notamment pour ce qui est des autorisations d’usage et des subventions, le gouvernement crée une distorsion de concurrence dont le secteur balbutiant de l’hydrogène vert risque de ne jamais se remettre.
Pourquoi la capture du carbone est une escroquerie
Le captage du carbone contenu dans le gaz naturel est souvent présenté comme une solution aux émissions de gaz à effet de serre qui permettrait de transformer ce gaz, composé d’un atome de carbone pour quatre atomes d’hydrogène, en hydrogène pur.
C’est vrai sur le papier, mais cela n’a aucun intérêt en pratique.
Prenons l’exemple de la capture du CO2 issu du reformage du méthane, visée par l’arrêté gouvernemental. Du méthane (CH4) est transformé en hydrogène (H2) et en CO2, et celui-ci n’est pas rejeté dans l’atmosphère en sortie d’usine mais séquestré pour être valorisé.
Selon la formulation du gouvernement, ce CO2 peut être déduit du bilan carbone de l’opération. Mais il s’agit d’un pur artifice comptable. Car ce CO2 a ensuite un usage industriel. Il peut être utilisé pour la gazéification des boissons (sodas, eaux pétillantes) ou dans l’agriculture pour être libéré dans les serres… et se retrouve, après quelques semaines, dans l’atmosphère où il produira exactement le même effet de serre que s’il avait été relâché immédiatement.
Les partisans du captage du CO2 rétorquent que l’objectif est de favoriser la capture avec enfouissement, qui permet effectivement de ne pas rejeter le gaz carbonique dans l’atmosphère. Mais cette activité est très contestable. Sur le plan écologique et économique, tout d’abord, elle nécessite une débauche d’énergie qui serait plus utile ailleurs. Elle contribue à augmenter les besoins en énergie de l’humanité, besoins qui restent principalement couverts par les énergies fossiles très émettrices de CO2. Même son effet écologique est discutable, tant la pérennité des sites de stockage est encore à impossible prouver.
Une troisième voie, tout aussi fantasque, est en train d’être mise en avant par nos industriels et nos gouvernements : celle de l’hydrogène « violet », dont le carbone est capté avant d’être transformé en CO2. Au prix d’une perte d’énergie importante, les industriels promettent de transformer le gaz naturel en hydrogène pur d’un côté, et en carbone pur de l’autre. Effectivement, le carbone pur est plus facile à stocker que le CO2, mais le carbone pur n’est autre que du charbon, dont le marché mondial est de 8 milliards de tonnes par an. Penser que l’humanité dépensera du temps, de l’argent et de l’énergie pour l’enfouir dans le sol alors qu’elle dépense, dans le même temps 2 000 milliards de dollars par an dans les mines pour sortir du carbone du sol est un fantasme d’homme politique.
En réalité, le meilleur usage économique et énergétique du carbone sorti du sol, quelle que soit sa forme, est d’être utilisé. Et, même si l’écologie devenait la priorité de nos sociétés, il resterait absurde de consommer de l’énergie fossile pour décarboner l’atmosphère.
Des aides déguisées qui nous font prendre du retard sur les Etats-Unis
En réalité, le boulevard offert à l’hydrogène bleu et violet permet de favoriser les gaziers et énergéticiens historiques, qui vont pouvoir écouler leur hydrogène fossile à bas prix par rapport à l’hydrogène issu des renouvelables, tout en siphonnant les subventions prévues pour faire baisser le coût de la production verte.
Il s’agit tout bonnement d’une barrière à l’entrée que viennent de poser nos industriels face aux start-ups de l’hydrogène vert, pour drainer le marché à peine naissant de l’hydrogène renouvelable.
Impossible de ne pas comparer la situation tricolore avec celle des Etats-Unis où les industriels, qui n’ont plus accès aux subventions pour l’hydrogène bleu, sont en train d’adapter leur outil industriel.
ExxonMobil, que l’on ne peut pourtant pas taxer d’activisme environnemental, a annoncé il y a quelques jours par la voix de son P-DG envisager de suspendre son méga-projet d’hydrogène bleu de Baytown.
D’une capacité prévue de 900 000 tonnes par an avec captation de près de 98% du CO2 émis, il serait reporté sine die pour laisser la part belle aux installations 100% vertes. Preuve, s’il en était besoin, de l’impact colossal du paysage normatif sur l’évolution du paysage énergétique. En jouant la carte de la protection des anciens acteurs, le gouvernement français fait un pari dangereux qui va étouffer l’innovation, et nous coûter cher à terme.