La Chronique Agora

Ça va couper…

** Ça va couper… Wall Street rentre dans un tunnel et risque de circuler six pieds sous terre durant quelques mois !

Nul besoin de demander aux traders qui n’auraient plus envie d’entendre de mauvaises nouvelles de couper leur portable : la direction s’en est chargée pour eux ce week-end chez Lehman France.

Nous avons été prévenu de cette mésaventure par un ami qui travaillait régulièrement avec la salle de marché de Lehman. Elle a été fermée dans la nuit de dimanche à lundi, les 150 salariés ont même été priés de rentrer chez eux et d’utiliser les cabines publiques pour prendre sur le champ rendez-vous afin de s’inscrire à l’ANPE.

Nul ne sait si les personnes licenciées sans préavis toucheront une quelconque indemnité, y compris pour rupture abusive de contrat. En effet, à notre connaissance, la filiale Lehman France était bénéficiaire, contrairement à celle de Londres qui accumule des pertes colossales sur les dérivés de crédit immobilier.

Oui, 150 personnes sur le carreau à Paris ce n’est pas une simple anecdote puisque la principale information du jour, la faillite de la maison mère aux Etats-Unis, tourne en boucle sur toutes les chaînes d’information… même les plus généralistes. Ce licenciement est bel et bien un phénomène critique de type dommage collatéral puisqu’il s’agit d’une entreprise rentable.

C’était si vrai que la banque d’affaires venait tout juste d’emménager dans de superbes locaux tout près de la place d’Iéna. Elle se sentait trop à l’étroit dans son centre d’affaires de la rue Balzac, compte tenu de son ambition de devenir le numéro un américain des dérivés sur le sol européen.

A New York, des milliers de salariés sont en train de récupérer leurs effets personnels et de libérer leur poste de travail. Ce soir, les bureaux de Lehman, qui sont proches de Wall Street, seront déserts, les lumières éteintes pour toujours… De même s’éteindront les espoirs des 26 000 salariés qui pensaient récupérer tout ou partie de leur épargne investie dans les titres de la quatrième banque d’affaires du pays.

Une situation qui n’est pas sans rappeler les conséquences de la faillite d’Enron — et les similitudes ne s’arrêtent pas là. Lehman s’effondre en grande partie à cause de la réintégration dans les comptes trimestriels de pertes colossales parquées dans des structures hors bilan.

La banque d’affaires, ainsi que ses concurrentes, y est contrainte depuis le début de l’année par une nouvelle loi votée aux Etats-Unis qui stipule que tous les engagements à terme doivent être enregistrés comptablement à leur valeur marché à l’instant T.

** Cette "opération vérité" n’a pas fini de provoquer des séismes à Wall Street. Combien d’autres banques devront se résoudre à passer des provisions massives pour dépréciation d’actifs, faisant surgir du jour au lendemain des pertes colossales ?

Prenez simplement le montant de l’ardoise que représente la faillite de Lehman pour tous les établissements financiers (banques, assurances, fonds de pension) qui détenaient des actifs — aujourd’hui sans valeur — ou qui ont procédé à des échanges d’actifs par le biais de swaps et autres opérations complexes à terme. Cela concerne des opérations conclues pour cinq à sept ans, ce qui signifie que des cadavres continueront de sortir des placards jusqu’en 2012 !

Outres les pertes déjà connues sur les produits de taux sous toutes leurs formes — qui se chiffrent en centaines de milliards de dollars (650 milliards de dollars selon les dernières estimations) –, il circule également de façon souterraine pour le commun des mortels des dizaines de milliers de milliards de dollars d’encours de CDS. Ces assurances sur des défauts de crédit sont destinées à protéger leurs détenteurs des conséquences d’un accident majeur tel que celui survenu ce week-end.

La question, à présent, c’est qui va régler la note ? L’endettement de Lehman se chiffrerait à 615 milliards de dollars pour une valeur d’actif de 640 milliards de dollars. Mais ce n’est qu’une vue de l’esprit puisqu’aucun candidat au rachat n’a souhaité poursuivre les négociations jusqu’au bout. Tout ceci prouve qu’il y a effectivement des abysses entre les estimations en interne et les sommes qui pourraient être effectivement récupérées par les créanciers en cas de démantèlement de l’entreprise.

Ne pas avoir de commencement de réponse à une telle question, c’est déjà un motif suffisant pour fuir les marchés sans demander son reste. L’enfoncement des 11 100 points sur le Dow Jones et des 4 100 points sur le CAC 40, des 3 150 points sur l’Euro Stoxx 50 et des 6 000 points sur le DAX démontreraient que beaucoup d’opérateurs commencent à partager cet avis.

Philippe Béchade,
Paris

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