L’imaginaire militaire occidental est exactement le même que son imaginaire financier : une bulle !
Depuis le début de la guerre en Ukraine, j’essaie de vous persuader d’une idée simple, mais bouleversante : l’imaginaire délirant que vous voyez déployer en Occident pour dissimuler la situation militaire réelle est rigoureusement semblable à celui qui vous est imposé concernant la situation financière, monétaire économique et sociale du même Occident.
Mais il faut aller plus loin que l’homologie ou l’isomorphisme, il faut ajouter que le mouvement historique qui anime ces imaginaires est le même : l’engrenage, la fuite en avant, le toujours plus, l’accélération, et l’impossibilité de retourner en arrière. Dans les deux domaines, nous avons largué les amarres, nous nous sommes désancrés.
Maintenant, les classes dominantes essaient de brûler nos vaisseaux, de créer de l’irréversible avec la guerre. Elles essaient de forcer l’ordre du monde, de s’opposer à la naissance d’un ordre nouveau qui les ferait rétrograder. Elles jouent leur va-tout, elles sont là aussi dans le « coûte que coûte ».
Nous sommes dans la démesure du « soft power ».
Creusons un peu.
Modernisation
Le vrai « soft power » est là, il est dans ce développement civilisationnel qui, d’une part, a découvert que les ombres pouvaient être séparées des corps et, d’autre part, que l’alchimie de la manipulation des ombres pouvait donner un pouvoir sur les autres humains.
Cette alchimie peut manipuler les perceptions, les comportements, les convictions, détruire les certitudes, fracasser le bon sens, faire prendre les vessies pour des lanternes, faire marcher à côté de ses pompes, faire devenir étranger à soi-même, faire jouir de s’auto-détruire. Cette alchimie peut conduire les peuples à la folie, y compris destructrice.
Ce soft power est produit par les sciences humaines détournées de leur idéal de progrès et les technologies détournées, dévoyées pour asservir au lieu de servir.
Cet imaginaire est enfermé dans sa rhétorique, dans sa logique purement langagière, dans sa seule grammaire, dans son esthétique du plaire ; cette rhétorique se substitue aux articulations réelles des phénomènes, aux liens entre les causes et des effets. Ainsi se constitue un autre monde.
La modernité a remplacé l’objectivité du monde réel par la subjectivité de la classe des maîtres, des puissants, des kleptocrates, par la subjectivité délirante de l’hyperclasse, de ses banquiers, de ses marchands d’armes…
C’est « marche ou crève » dans cette rhétorique.
Au fur et à mesure que le temps passe, le souvenir du réel s’estompe, l’imaginaire prend de plus en plus de force, car il est de moins en moins concurrencé.
Tout part en bulle
Ce n’est plus seulement le monde qui est tordu, rendu abstrait et subjectif, non ; ce sont aussi les identités. Vous finissez par douter de tout, de vous-même, du bien, du mal, du vrai, du faux, de l’utile, de l’inutile, de votre filiation, de vos déterminations. C’est le désancrage, c’est la dérive qui fait de vous des esquifs qu’ils dirigent, des tableaux noirs sur lesquels ils écrivent et vous disent ce que vous devez être.
Dans ce mouvement de la société, au fur et à mesure que l’on avance, on brûle les vaisseaux, les livres, les souvenirs, on détruit l’histoire, on rend les retours en arrière impossibles.
La forme « bulle » est une forme maintenant générale du monde occidental.
La bulle, c’est celle de l’enflure, de l’inflation des signes. Le monde occidental vit dans un colossal mensonge sur lui-même et ce mensonge a besoin de toujours plus de mensonges pour s’entretenir, pour se soutenir ; d’où la forme bullaire.
La bulle est le symbole de l’auto-surestimation, de l’auto-survalorisation du monde occidental.
La bulle mère, c’est bien sûr le dollar, mais ce n’est qu’un symbole, un concentré de représentation. Il se croit supérieur, il est supérieur ; il flotte libéré de la pesanteur des richesses réelles, des richesses produites et productives, libéré presque du besoin, et de l’utile, pur équivalent des désirs de puissance. Il flotte d’autant plus facilement qu’il est libéré de l’effort et du travail : il exploite soit ses minorités, soit le reste du monde.
Ainsi libéré de la production, de la sueur, de la finitude, de la douleur, ayant délocalisé la guerre qu’il fait faire par d’autres, ayant coupé les ancrages et boulets qui le rattachent au vrai monde, il jouit, il s’envoie en l’air avec ses jeux vidéo, ses spectacles, ses fictions, son Netflix, ses drogues, sa coke et sa pornographie.
Jeux de miroirs
Au plan des fondations se trouve bien entendu la dette, qui gonfle, qui gonfle. Rien ne pourrait exister et durer sans la dette. La dette, c’est l’air chaud qui gonfle les bulles. La dette, c’est l’opium du système qui s’envoie en l’air.
Mais la dette tout en étant une forme générale, envahissante de nos systèmes, un report, un peu comme l’était le paradis dans l’ancien temps, la dette fait partie d’un ensemble encore plus vaste : l’ensemble des promesses, des fantasmes de toute puissance, de pouvoirs magiques, l’ensemble de toutes les illusions et de tous les équivalents du désir. La dette est fondamentalement prométhéenne : elle nie le temps, elle nie la rareté. C’est l’outil des maîtres qui s’en servent pour prétendre rivaliser avec, pour prétendre être dieux.
Mais plus radicalement, plus abstraitement à la racine du tout, holiste, général, se trouve la modernité : la disjonction entre d’un côté les signes que constituent les mots, les romans, les histoires, les narratives, et les images, et de l’autre côté la réalité vraie, en soi et son mouvement, et son évolution.
Les deux mondes, l’imaginaire et le réel divergent de plus en plus et il faut maintenant des efforts considérables et ruineux pour essayer de les faire tenir ensemble et maintenir les fictions de représentation, pour maintenir l’illusion que l’un, l’imaginaire reflète l’autre, le réel.
Il faut contrôler, étoffer la police, l’armer, militariser les écrits, censurer, multiplier, répéter les pressions, les mensonges, taxer de complotisme, rejeter les messagers hors du champ social, discréditer, interdire, d’un côté et de l’autre côté, il faut clore, englober, fermer toute issue, boucher toute faille et c’est ce que les élites essaient de faire en catastrophe avec la promotion subite concertée de l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle, c’est l’intelligence de l’autre, du maître, qui est conçue pour s’imposer comme parole au-dessus de la vôtre.
L’intelligence artificielle, c’est l’administration et la diffusion de la vérité dominante, celle qui réside non dans le monde, mais dans les mémoires des machines en forme de tautologies. L’intelligence artificielle, c’est l’extension impériale des jeux télévisés ou le crétin de service vous interroge, vous pose une question de savoir, une question de connaissance, en précisant : attention, je ne vous demande pas ce que vous pensez être vrai, non, je vous demande ce que vous pensez que la majorité des Français pensent être vrai ; le vrai de l’intelligence des jeux et de l’IA c’est le hit parade !
Le but de tout cela est de clore, clôturer l’Imaginaire, de murer l’entrée de la Caverne de Platon, d’empêcher toute fuite, de renvoyer contre les parois de verre afin que tout reste à l’intérieur ; vous, vous ne devez voir que les ombres !
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]