La Chronique Agora

Bulle de l’IA : un narratif purement américain ?

L’indifférence totale pour les valeurs IA en Chine mérite d’être prise en compte… et il est pertinent d’évaluer ce que serait la Bourse sans l’engouement pour l’IA. 

A moins d’être coupé du monde, impossible d’échapper au déferlement permanent d’actualité autour de l’intelligence artificielle.

Hausse stratosphérique de Nvidia, promesses de croissance exponentielle et d’un nouveau monde économique, valorisations des entreprises qui s’envolent dès que le terme « IA » est ajouté aux communiqués de presse : l’exubérance irrationnelle est partout. Même Apple, le plus conservateur des innovateurs, qui gère sa rente de situation avec parcimonie, se plie désormais à l’exercice et a fait de l’intelligence artificielle son nouveau cheval de bataille.

Pour les investisseurs prudents, il devient de plus en plus difficile de rester à l’écart du secteur sous peine de manquer le train de la hausse. Avec une action Nvidia qui a gagné 150% sur un an, même après sa correction de 17%, la FOMO (« Fear of Missing Out », la peur de manquer une opportunité) joue à plein. De plus en plus d’actionnaires capitulent face à cet engouement généralisé et décident de s’exposer, de manière plus ou moins directe, aux nouveaux usages de cette technologie.

L’IA bénéfice d’une couverture médiatique idéale pour alimenter la bulle boursière, comme en leur temps les voitures autonomes, les objets connectés, et les cryptomonnaies.

Mais ce dont les investisseurs ont moins conscience, c’est que l’engouement reste cantonné à l’Occident.

Une énième lubie californienne qui laisse les émergents de marbre

Tandis que les valorisations des entreprises estampillées « IA » atteignent des sommets délirants aux Etats-Unis et en Europe, l’Asie reste insensible à l’emballement occidental.

Alors que les acteurs de la tech chinois intègrent, eux aussi, de plus en plus cette technologie à leur offre de services, la sphère financière locale continue de considérer le machine learning comme un moyen et non une fin.

Pour les analystes asiatiques, l’écosystème autour de l’IA ne mérite pas de multiples de valorisation plus importants que la micro-électronique, le développement logiciel ou le e-commerce.

Cette différence de traitement est une première depuis que les capacités de R&D de l’empire du Milieu se sont alignées avec celle de la Californie. Jusqu’ici, les modes évoluaient de concert, mais l’engouement pour l’IA n’a pas pris de l’autre côté de l’océan Pacifique.

Entre Shanghai et Wall Street, le fossé de valorisation des valeurs de l’IA se creuse. La raison est simple : en Chine, la guerre des prix autour des services liés à l’IA a déjà débuté. Elle prouve que les tarifications appliquées précédemment par les fournisseurs de services sont insoutenables dans la durée et obligent à revoir les valorisations des entreprises en conséquence.

Nul doute que cette opération vérité sur les prix finira par arriver en Europe et aux Etats-Unis.

A ce moment-là, gare à l’évolution des valeurs-star de la cote et des indices boursiers où elles sont sur-représentées. Maintenus en lévitation depuis un an, les titres risquent de subir une correction majeure – et le récent reflux de 14% (TSMC) à 17% (Nvidia) sous les sommets du mois de juin pourrait être un prélude à des baisses allant de 50% à 80%.

Quand l’IA ne vaut plus rien

L’arrivée des LLM (Large Language Model), ces grands modèles linguistiques, qui ont permis aux ordinateurs de s’exprimer de manière intelligible, a été un coup de tonnerre.

OpenAI a marqué les esprits avec l’ouverture au grand public de ChatGPT et l’entreprise est désormais valorisée plus de 86 milliards de dollars, alors que son chiffre d’affaires n’est que de 2 milliards de dollars.

Le multiple de valorisation de 40 fois le CA pourrait se justifier si la start-up possédait une technologie unique, mais les mois qui ont suivi le lancement de ChatGPT 3.5 ont prouvé que tel n’était pas le cas.

Rapidement, Google a sorti sa propre IA générative. Facebook lui a emboîté le pas et est même allée plus loin, en répliquant la prouesse tout en ouvrant son robot conversationnel en open source. Aujourd’hui, n’importe qui peut télécharger, utiliser et même modifier le Llama de la firme de Mark Zuckerberg.

Or, dans une économie de marché, le prix d’un service s’aligne traditionnellement sur le coût de substitution. En situation de monopole, un fournisseur unique peut imposer les tarifs qu’il souhaite. Mais en situation de concurrence, l’offre présentant le meilleur rapport qualité/prix a tendance à s’imposer. A ce titre, l’arrivée des IA génératives gratuites et ouvertes aura donc tendance à faire évoluer le coût des LLM vers zéro.

Ce n’est pas encore le cas aux Etats-Unis et en Europe, mais le phénomène a déjà lieu en Chine.

Quelques semaines après OpenAI, les géants du web locaux ont tour à tour présenté leur IA maison – d’abord sous forme de démonstrateur technologique, puis sous forme de service proposé aux tiers.

ByteDance avait par exemple lancé une offre d’IA sous forme de service aux entreprises, à l’instar du model commercial de ChatGPT. Mi-mai, le propriétaire de TikTok a décidé de casser les prix en ne facturant plus que 0,0001 $ par requête. Dès le lendemain, le géant Alibaba baissait les prix de son IA Qwent de 97%. Pour ne pas se laisser distancer, son grand concurrent Baidu lui a emboîté le pas quelques jours plus tard. Surenchère oblige, Baidu a décidé de rendre deux versions de ses LLM totalement gratuites.

En quelques jours, le coût d’accès aux services d’IA génératives est devenu quasi nul en Chine. Le fait est que les utilisateurs des IA génératives ne sont pas prêts à payer pour le service, pas plus que les particuliers ne sont prêts à payer pour utiliser un moteur de recherche.

Le « marché à 10 000 milliards de dollars » fantasmé par Wall Street doit donc se réinventer avant même d’avoir existé.

Que seraient les marchés US sans IA ?

Les investisseurs asiatiques ne s’y sont pas trompés et avaient d’ailleurs anticipé cette difficile monétisation des services d’IA.

L’indice Hang Seng Tech, qui comprend la plupart des géants chinois du secteur comme Tencent, Alibaba et Baidu, est d’ailleurs en baisse en 2024 (-7% à l’instant où j’écris ces lignes).

L’indifférence totale pour les valeurs IA en Chine mérite d’être prise en compte. Alors que la capitalisation de Nvidia a dépassé les 3 000 Md$, avant de refluer vers les 2 750 Md$ fin juillet, il est important d’évaluer ce que serait la Bourse sans l’engouement pour l’IA.

L’évolution des indices non technologiques nous donne de précieux enseignements. Alors que le Nasdaq 100, qui fait la part belle aux valeurs de la tech, a connu une année placée sous le signe de la croissance insolante avec un gain de 21%, le Russell 2000 et le Dow Jones Industrial Average, plus diversifiés, sont restés apathiques jusqu’au mois de juin.

Evolution du DJIA et du Russell 2000 (en bleu), comparé au NASDAQ 100 (en vert), entre le 1er janvier et le 1er juin 2024. Source : Investing.com

 

 

En réalité, les indices industriels ont fait moins bien que l’inflation depuis le début de l’année. Cela signifie que, hors engouement pour la tech (elle-même portée par l’IA), les investisseurs valorisent moins les entreprises aujourd’hui qu’en fin d’année 2023.

La rotation sectorielle enclenchée mi-juillet, qui a conduit les opérateurs à prendre leurs bénéfices sur les valeurs tech pour se reporter sur les small caps, est anecdotique. Cet arbitrage n’est possible que dans un contexte où il reste des bénéfices à prendre, et disparaîtra le jour où Nvidia et consorts auront une capitalisation boursière représentant fidèlement leur espoir de bénéfices à long terme.

Or la situation de l’IA occidentale n’est pas fondamentalement différente de celle de l’IA asiatique. La technologie est la même. Les cas d’usages sont les mêmes. Les barrières à l’entrée (ou plutôt leur absence) sont les mêmes.

A long terme, il n’y a donc aucune raison que les valorisations boursières des acteurs soient différentes.

Comme le savent tous les spécialistes du domaine, les IA génératives d’OpenAI et de ses consoeurs n’ont rien d’exceptionnel. Plus qu’une innovation disruptive, il s’agit plutôt de l’émergence d’une technologie portée par l’évolution naturelle de l’état de l’art. Il n’y a donc aucune raison qu’elle soit valorisée plus que n’importe quelle autre technologie informatique.

L’engouement actuel pour tout ce qui se réclame de l’IA n’est pas sans rappeler celui sur la blockchain il y a quelques années de cela. A cette époque, les investisseurs avaient confondu la fin et les moyens, pensant que cette technologie – certes innovante mais facilement duplicable – avait une valeur intrinsèque.

Cela n’a pas été le cas, et nombre d’investisseurs ont perdu leur chemise en pensant participer à une révolution lorsqu’ils achetaient des titres d’entreprises qui promettaient de basculer sur la blockchain. La même prudence est de mise lorsqu’une entreprise cotée promet de fournir des services autour de l’IA. L’expérience asiatique nous prouve déjà que la valeur de ces services peut rapidement tendre vers zéro.

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