La Chronique Agora

Ben Bernanke va devenir le propre pire ennemi de Wall Street

▪ Eh bien, que ne voilà-t-il pas une belle série de six séances de type "clones tristes" ! Elles se ressemblent toutes… et on s’y ennuie comme dans une salle de jeux vidéo victime d’une panne de courant.

A Wall Street, le petit jeu consistant à écraser méthodiquement la volatilité comme un havane consumé jusqu’à la bague se perpétue depuis le 21 octobre.

Les scores moyens quotidiens, tels des ronds de fumée, tournent autour de zéro depuis le début de la semaine. Toute velléité haussière ou baissière est soigneusement étouffée ; ce fut encore le cas ce jeudi avec un Dow Jones en repli de 0,11%, tandis que le S&P affichait comme par un heureux hasard +0,11%.

Le mois d’octobre, tout le démontre, doit impérativement s’achever sur des sommets annuels. Cela permettra aux sherpas des indices américains de mettre en place des stratégies de couverture à prix cassés, du fait des niveaux planchers atteints par le VIX.

Cette opération devrait coïncider idéalement avec les achats techniques de début de mois des fonds de retraite. Idem pour le roulement des positions mensuelles de certains hedge funds qui jouent les écarts entre échéances : peu importe la tendance sous-jacente, il s’agit d’abord d’arbitrages.

▪ Mais la situation est cette fois un peu plus complexe. En effet, il ne s’écoulera que 48 heures entre le début du mois de novembre et le communiqué de la Fed qui devra préciser mercredi quelle stratégie monétaire elle compte mettre en place pour les prochains mois.

Nous avons déjà dit tout le bien que nous pensions du déclenchement de la phase II de la destruction ordonnée du dollar à coup d’assouplissement quantitatif. Bill Gross a bien résumé la problématique de la dette américaine en parlant d’une arnaque pyramidale à la Ponzi/Madoff.

La plupart des tragédies classiques se jouent en trois actes : éclatement de la bulle de dette privée, gonflement de la bulle des bons du Trésor et des matières premières, éclatement de la bulle de dette souveraine.

Il en va de même des grandes sagas cinématographiques… En ce qui concerne le dollar, la Fed va nous jouer Terminator, le retour, tandis que Wall Street va nous livrer une nouvelle version de la Revanche des machines.

Les autorités boursières n’ont en effet aucun moyen de contrôle et d’investigation pour faire cesser la manipulation permanente des cours par les logiciels experts (trading quantique) et orchestrer une relative connexion des actifs négociables avec le réel — ou tout du moins des anticipations économiques plausibles.

La liquidité disponible au jour le jour fait tout. C’est la Fed qui distribue les billets de Monopoly à chaque tour de circuit… les dés dont se servent les cinq plus gros joueurs étant de surcroît pipés afin de sortir des "double six" presque à tous les coups.

▪ Sous leur architecture actuelle, les marchés sont dérégulés et éclatés entre de multiples plateformes de passage d’ordres — les plus performantes promettent un temps d’exécution de trois millisecondes (c’est le cas de "Edge"). De ce fait, les manipulations des carnets d’ordres ne constituent plus une sorte d’exception condamnable mais sont devenues une méthode de gestion à part entière.

La finalité de tout ce qui se trame sur des unités de temps qui relèvent du battement de cils échappe par définition à la sagacité des contrôleurs. Ils constatent simplement que 90% des ordres saisis sont factices car éliminés dans le centième de seconde qui suit leur apparition. Ce qui résulte de ces millions de manoeuvres coûteuses en ressources n’a pas de prix : il s’agit tout simplement de connaître en temps réel les seuils de retournement de position des day traders et le niveau des stops des hedgers. C’est ce qui s’appelle lire dans le jeu de l’adversaire…

Dans un tel contexte, la réalité économique compte pour du beurre — mais les opérateurs dotés des meilleurs outils disposent également de l’argent du beurre, c’est-à-dire des liquidités qu’injecte la Fed… tout en étant prévenus avant tout le monde du moment où elle décide d’éponger les surplus.

Les programmes de trading les plus efficaces ne cherchent nullement à déterminer de la façon la plus pertinente la valeur fondamentale d’un actif en fonction de l’actualité. Ils visent plutôt à anticiper ce que d’autres programmes informatiques — supposés moins rapides et dotés d’algorithmes moins sophistiqués — vont faire par rapport à leurs plus récentes évolutions ; cela peut se jouer sur des intervalles nettement inférieurs au 100ème de seconde.

Dans cette sorte de "bourse au troisième degré" où nous sommes déjà enferrés, des programmes experts en psychologie comportementale tentent d’extrapoler du chaos des transactions à la milliseconde quelle opinion moyenne le marché fera de son propre jugement.

Pour coller au mieux à une réalité boursière de plus en plus irréelle — une sorte de jeu de miroirs se faisant face sur deux murs opposés — des génies des algorithmes travaillent sur des modèles allant jusqu’au quatrième ou cinquième degré.

▪ C’est à ce niveau que nous assistons à un second renversement de la logique boursière. A un stade plus subtil de stratégie, le Graal consiste à "piloter" le cours d’un actif — devenu un pur objet mathématique — de telle sorte que le seul diagnostic technique possible soit conforme à l’orientation que l’on souhaite perpétuer.

Le cours algébrique, l’indice, le taux d’intérêt, ne reflètent qu’une psychologie humaine de synthèse, coupée de son objet, dans un environnement technique très orienté et auto-réalisateur.

Ce qui est très déstabilisant, c’est cette schizophrénie dont doit faire preuve l’investisseur discipliné. En effet, il est incité à suivre la tendance tout en sachant que les prémices en sont fausses — ou que le point de rupture est proche. Dans le même temps, il doit s’interdire de redouter que la reconnexion au réel s’opère à la faveur d’un élément qui échapperait malencontreusement au modèle.

Le principal danger, c’est que Ben Bernanke semble n’obéir qu’aux directives de Wall Street (qui avait obtenu sa nomination par la Maison Blanche fin 2005) — et ne parvienne plus à masquer cet état de fait aux yeux des créanciers de l’Amérique à compter du 3 novembre : la Fed elle-même avoue ne pas savoir où elle met les pieds.

Mais quoi qu’elle fasse — timidement ou massivement –, ce sera économiquement, psychologiquement et socialement nuisible… et boursièrement désastreux.

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