▪ La Fed vient de décider d’ajouter une chimiothérapie lourde et sans limite de durée aux séances de rayons mensuelles (un traitement baptisé « Twist ») prescrites en début d’année, bien que les deux précédentes « chimio » aient été considérées comme un échec évident.
Wall Street exulte : le patient vient d’atteindre le dernier stade avant la mise en oeuvre des soins palliatifs ! Peut-être les investisseurs se réjouissent-ils par avance de la douce béatitude engendrée par le goutte-à-goutte de morphine lorsque le système économique américain sera entré en phase terminale…
Les médias et les marchés américains ne se posent pas un seul instant la question de la gravité de l’état du patient. Ils applaudissent le déploiement d’un arsenal médicamenteux sans précédent : que de cachets multicolores, que de seringues, que de scanners… toute cette panoplie réjouit l’oeil et en dit long sur la toute puissance de la médecine moderne.
« Ben Bernanke a donné à Wall Street ce que Wall Street espérait »… voilà l’un des titres illustrant la fin de la séance sur CNBC. Les rédacteurs se sont heureusement abstenus d’écrire : « ce dont l’Amérique avait besoin ».
▪ Des engagements sans précédent
Le patron de la Fed est donc très au-delà des attentes de Wall Street avec un QE3 (sous forme de rachat mensuel de 40 milliards de dollars de créances hypothécaires) illimité dans le temps — ce qui ne s’était jamais vu même au Japon — et la promesse de taux zéro jusqu’à la mi-2015.
La Fed va jouer à fond son rôle de bad bank en rachetant des actifs de plus en plus douteux (les MBS). Parallèlement, l’opération Twist est maintenue jusqu’à la fin de l’année, soit un ajout de 85 milliards de dollars de liquidités tous les mois jusqu’à la fin décembre.
C’est la fête : les investisseurs qui jouent la hausse des marchés depuis deux mois exultent, le Dow Jones pulvérise les 13 500 (+1,6% à 13 540) avec 100% de titres en hausse… et les sommets absolus d’octobre 2007 ne sont plus qu’à 6% et 7% des scores de clôture de jeudi.
Au rythme actuel, ce pourrait être l’affaire de quelques séances… Rêvons un peu, des records historiques pourraient même être retracés à 1% ou 2% près d’ici vendredi prochain et la célèbre séance des « Quatre sorcières », puisqu’aucun excès ne dissuade les acheteurs.
▪ Un élément à ne pas oublier
Mais nous pensons utile de rappeler une chose. En recalculant la valeur des indices américains via la prise en compte des dividendes distribués depuis 2007 et des 1 000 milliards de dollars de leurs propres titres rachetés par les entreprises ces 24 derniers mois, Wall Street surpasse déjà ses niveaux de valorisation de l’été ou de l’automne 2007.
Il se trouve toujours une brochette de stratèges pour venir défendre la thèse qu’à 13 500 points, le Dow Jones n’est « pas cher » en regard des 15 000 points qui se profilent pour la fin de l’année.
Vous en trouveriez autant — et parfois les mêmes — pour vous expliquer, en cas de rechute sous les 10 000 points, qu’il est prématuré de rentrer dans le marché aux niveaux actuels compte tenu de l’impasse fiscale qui se profile d’ici 2013 et de l’incapacité des Etats-Unis à rembourser leurs dettes.
Sans oublier le ralentissement mondial (le Brésil vient d’abaisser officiellement sa prévision de croissance à 2% contre 4,5% en début d’année) et de la crise de la consommation dans la plupart des pays développés. Comme l’indique Ben Bernanke, il ne faut pas s’attendre à une embellie significative avant mi-2015 (nouvel objectif pour le maintien du taux zéro).
Ben Bernanke a donc passé outre ce jeudi les nombreux avertissements à peine voilés de la Chine à l’encontre de toute initiative qui pourrait déclencher une instabilité des prix, Pékin redoutant plus que tout l’inflation et les troubles sociaux qu’elle engendre.
▪ Une flambée boursière bien sélective…
Inquiétude certainement justifiée et partagée par Wall Street. Les marchés parient déjà sur la flambée des matières premières : les sociétés minières, les parapétrolières et les spécialistes des matériaux de base ont explosé à la hausse, prenant 5% à 7% en moyenne jeudi soir, ce qui a largement contribué à l’envol de 1,63% du S&P jusque vers 1 460 points.
Les banques ont également flambé, les constructeurs de maisons individuelles aussi… Mais comme si Wall Street savait déjà que tout cet argent n’ira pas irriguer l’économie réelle ni soutenir la consommation, les rares valeurs qui n’ont pas bénéficié du rally haussier sont des titres du secteur de la distribution comme Sears avec -1,8%, Best Buy -1,4%, JC Penney -1,3%, Fossil -0,5%… ça ne s’invente pas !
Le message est pour le moins surprenant : la Fed prétend soutenir l’économie en redonnant une marge de manoeuvre aux banques pour prêter plus d’argent… mais le marché anticipe que la consommation ne sera pas au rendez-vous au cours des 12 prochains mois.
L’autre surprise du jour, c’est que la décision de déclencher un QE3 — qui prend effet dès ce vendredi — a été votée à l’unanimité des membres de la Fed… moins une voix, celle de Jeffrey Lacker, l’éternel dissident qui trouverait facilement à se recaser comme conseiller auprès de la Bundesbank vu son allergie au recours systématique de Ben Bernanke à la planche à billets.
De nombreux membres de la Fed s’étaient pourtant exprimés dans le même sens cet été, mettant en doute l’impact réel des mesures non-conventionnelles sur la croissance et l’emploi (« l’efficacité des QE n’a jamais été démontrée […] cela ne peut constituer qu’un dernier recours en cas de récession avérée « ).
▪ La planche à billets et ses effets secondaires
La planche à billets, cela ne permet guère de faire fondre le contingent des chômeurs et des sans-abris… mais pour faire flamber les matières premières, c’est un moyen très efficace : le baril teste les 98 $, l’once d’or s’envole de 2% à 1 770 $.
Et pour plomber le dollar (ainsi que le commerce extérieur de l’Europe), c’est imparable : l’euro qui a déjà pris 5% en un mois dans l’anticipation d’une telle initiative culmine maintenant vers 1,30 $. Ce sont les exportateurs de l’Eurozone qui vont être contents !
Les investisseurs européens se sont en tous cas bien trompés ces derniers jours. Ils avaient fait le pari que Ben Bernanke ne prendrait pas le risque de donner un tel coup de pouce à la réélection de Barack Obama en lui offrant aussi gros ballon d’oxygène au meilleur moment pour redorer son bilan économique.
De nombreux commentateurs anglo-saxons convenaient jeudi soir que la décision de la Fed est probablement tout autant économique que politique. Il y a deux mois, les membres de la Réserve fédérale étaient divisés (à deux tiers/un tiers) sur la pertinence du recours à la planche à billets. Entre-temps, Mitt Romney a déclaré qu’il ne reconduirait pas Ben Bernanke dans ses fonctions en cas de victoire en novembre… et c’est soudain l’unanimité en faveur du QE3.
Jamais la Fed n’avait dérogé à une tradition de neutralité à deux mois des élections présidentielles, pour ne pas être soupçonnée d’avoir tenté de favoriser l’un des candidats.
Les temps changent… mais pas la tentation de tout faire pour garder sa place afin de pouvoir continuer à combler Wall Street de ses bienfaits. Et d’achever d’orchestre le plus phénoménal transfert de richesse des classes moyennes vers les ultra-riches (5% de la population détient désormais 80% des actions).