La Chronique Agora

L’amnésie, ce mal économique moderne

De Tibère à nos jours, la mécanique des crises reste identique… mais l’élite semble l’ignorer.

Le problème avec les gens aujourd’hui, c’est qu’ils sont trop occupés. La télévision, les tablettes, TikTok… Qui a le temps de lire les classiques, ou même de réfléchir ?

Rappelons-nous de ce qu’avait déclaré le célèbre économiste Paul Krugman :

« La destruction des tours jumelles le 11 septembre 2001 aura des retombées économiques positives. Maintenant, tout à coup, nous avons besoin de nouveaux bâtiments… La reconstruction générera au moins une certaine augmentation des dépenses des entreprises. »

Bon sang… Cet homme n’avait-il jamais entendu parler du sophisme de la vitre cassée, le texte économique classique de Frédéric Bastiat ? Creuser un fossé, le remplir, puis le creuser à nouveau ne vous rend pas plus riche. C’est une perte, un gaspillage de temps et d’énergie précieux.

Tous les problèmes économiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ont déjà été rencontrés auparavant. Dépenses excessives, corruption, dette, panique et krachs. Toutes les « solutions », échappatoires et mesures correctives évidentes ont également été essayées. On se souvient encore de certaines, d’autres remontent à plus de deux millénaires.

Mais aucun gouvernement n’a jamais réussi à améliorer l’état de l’économie… si ce n’est en évitant la guerre, en assurant une justice rudimentaire et en supprimant les obstacles mis en place par le gouvernement lui-même.

Tout est là, à notre disposition. Ces deux mille ans d’histoire peuvent être retracés : une succession d’efforts, d’erreurs, de péchés, de génie et de chance. Pourquoi ne pas en tirer des leçons ?

La volonté d’apprendre du passé s’est ancrée très tôt dans les colonies américaines. George Sandys, dans les années 1620, a achevé sa traduction des Métamorphoses d’Ovide sur les rives de la James River. L’arrière-grand-père de Robert E. Lee, Richard Lee, était un homme d’une grande énergie et aux réalisations concrètes, mais il conservait ses notes en grec, en latin et même en hébreu… et on dit qu’il passait son temps libre dans sa bibliothèque à lire Plutarque, Tacite, Virgile et Homère.

Les planteurs aristocratiques de Virginie possédaient des bibliothèques à la fois comme symboles de leur statut social, et comme lieux d’apprentissage. William Byrd possédait la meilleure bibliothèque du Nouveau Monde dans sa propriété de Westover. Comme Lee, Byrd lisait le latin, le grec et l’hébreu.

Thomas Jefferson commença à étudier le latin, le grec et le français à l’âge de neuf ans, sous la direction d’un érudit écossais, William Douglass.

« Je remercie du fond du cœur, écrivait Jefferson plus tard, celui qui a guidé mes premiers apprentissages pour m’avoir donné cette riche source de plaisir, que je n’échangerais pour rien au monde contre tout ce que j’ai acquis depuis. »

John Adams lisait aussi les classiques. « Quand je les lis, écrivait Adams à Jefferson en 1812, j’ai l’impression de ne lire que l’histoire de mon époque et de ma propre vie. »

Bien sûr, ni Adams ni Jefferson ne se sont arrêtés à Plutarque. Ce qu’ils ont retiré de ces lectures, c’est une curiosité et une confiance intellectuelle qui leur ont permis d’aller plus loin… et de lire le travail de Milton, Shakespeare et Johnson. Et, grâce à leur maîtrise du français, ils se sont aussi intéressés aux premiers économistes : Colbert, Say et Turgot.

Anne Robert Jacques Turgot, baron de l’Aulne, lisait également les classiques. Il a traduit l’Énéide en hexamètres rimés ! Il lisait le français, l’italien, le latin, l’allemand, l’hébreu, le grec et l’anglais. À 22 ans, écrit Andrew Dickson White en 1915, sa lettre expliquant l’inflation « reste l’une des meilleures présentations jamais faites sur ce sujet ». Il dit aussi : « C’est à ce jeune étudiant qu’il revint d’énoncer pour la première fois la grande loi dans laquelle le monde moderne, après toutes ses expériences déroutantes et coûteuses, a trouvé la sécurité. »

Le principe général attribué à Turgot est la loi des rendements décroissants. Appliquée à l’inflation, elle signifie que plus on imprime de monnaie, moins chaque unité supplémentaire a de valeur.

Mais le monde moderne n’a trouvé que peu de sécurité ; les téléspectateurs du XXe siècle ont largement oublié les classiques et, même au cours de sa propre vie, les idées de Turgot ont été rejetées.

En tant que contrôleur général des finances de France, il était un Javier Milei sans tronçonneuse. Il a conseillé au jeune Louis XVI de réduire les impôts, de diminuer les dépenses, d’éviter les dettes, d’éliminer les barrières commerciales de toutes sortes et d’équilibrer le budget.

Si ses recommandations avaient été suivies, la France aurait peut-être évité la Révolution et Louis aurait peut-être gardé sa tête. Mais à l’époque, comme aujourd’hui, ce sont les initiés qui avaient le contrôle. Turgot a été licencié en 1776. Jim Powell décrit ce qui s’est passé ensuite :

« Après avoir rejeté les réformes pacifiques de Turgot, le gouvernement français a basculé d’une crise à l’autre. La haine engendrée par l’oppression a fini par éclater, comme Turgot l’avait prévu. Le 21 janvier 1793, Louis XVI fut conduit à la guillotine à Paris et décapité. Marie-Antoinette, surnommée Madame Déficit, suivit son mari à la guillotine le 16 octobre 1793. Le peuple français souffrit d’une inflation galopante, du règne de la Terreur et du coup d’État militaire de Napoléon Bonaparte, qui plongea le pays dans plus d’une décennie de guerre. »

Quant à Turgot, sa perspicacité était si grande et son érudition si profonde que Pierre-Samuel du Pont de Nemours (père d’E.I. Dupont, fondateur de l’entreprise chimique dont le siège social se trouve dans le Delaware) a dit de Jefferson qu’il était le « Turgot de l’Amérique ».

Mais tous ces grands penseurs du XVIIIe siècle ont trouvé ce qu’ils avaient besoin de savoir dans les observations d’autres penseurs qui les avaient précédés de plusieurs siècles.

Que diriez-vous de stimuler l’économie… en « imprimant » davantage de monnaie ? Suétone (69-122 apr. J.-C.) :

« En rapportant les trésors royaux de son triomphe à Alexandrie [le butin de sa victoire sur Marc Antoine à Actium], Auguste a rendu l’argent si abondant que les taux d’intérêt ont chuté et que la valeur de l’immobilier a considérablement augmenté. »

Et que dire de la proposition de Trump de distribuer 2 000 dollars – censés provenir de ses guerres tarifaires – à chaque citoyen ? Déjà vu, déjà fait, dit Suétone :

« [Auguste] faisait souvent des largesses au peuple, mais généralement de montants différents : tantôt quatre cents, tantôt trois cents, tantôt deux cent cinquante sesterces par homme. »

Les Bernanke et Greenspan de l’Antiquité n’étaient pas non plus étrangers aux paniques et aux plans de sauvetage. Lors de la panique de 33 après J.-C., « les créanciers exigeaient le paiement intégral », nous raconte Tacite. Et « plus quelqu’un était lourdement endetté, plus il lui était difficile de se défaire de ses biens… beaucoup ont été ruinés ».

Mais les autorités fédérales sont intervenues. Tacite :

« [Tibère] César est venu à la rescousse et a déposé 100 000 000 de sesterces dans les banques, les débiteurs ayant le privilège d’emprunter pendant trois ans, sans intérêt, en donnant à l’État une garantie foncière équivalente au double du montant du prêt. Ainsi, le crédit a été rétabli et, progressivement, il est devenu possible d’emprunter également à des particuliers. »

À l’époque de Tibère, la monnaie romaine avait encore de la valeur. Ce n’est qu’environ 100 ans plus tard que le déclin a commencé. L’argent a été progressivement (afin que cela ne se remarque pas) retiré du denier. À la seconde moitié du IIIe siècle, la monnaie romaine n’avait plus aucune valeur.

L’empereur Dioclétien était coincé, pourrait-on dire, entre le Scylla des dépenses excessives (en particulier pour la guerre) et le Charybde de l’inflation. Des rochers d’un côté. Une situation difficile de l’autre.

C’était le piège habituel : l’inflation ou la mort. Lactance rapporte :

« Le nombre de ceux qui recevaient leur salaire devenant supérieur à celui de ceux qui payaient des impôts, les nouvelles impositions augmentèrent à tel point que ceux qui travaillaient la terre, épuisés par celles-ci, désertèrent l’Empire, et c’est ainsi que les sols les mieux cultivés se transformèrent en déserts et en forêts. »

Dioclétien prit la sage décision de se retirer en 308… et l’empire continua de fonctionner tant bien que mal… avec des guerres, de l’inflation, de la pauvreté et des crises de toutes sortes… pendant les 168 années qui suivirent.

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