L’aléa moral, exacerbé par l’interventionnisme des banques centrales et la responsabilité limitée, encourage une prise de risques excessive sur les marchés financiers.
Dans notre article précédent, nous avons vu que l’aléa moral, initialement un concept de l’assurance, s’est étendu au secteur financier, illustrant les comportements risqués des banques et des investisseurs qui comptent sur l’intervention des banques centrales ou de l’Etat en cas de crise.
Cela semble évident, mais on ne l’entend pas si souvent : la Banque centrale se retrouve juge et partie en tant qu’institution. Nous n’aborderons pas ici les polémiques sur d’éventuels délits d’initiés, explicites ou implicites, qui ont pu concerner certains membres des banques centrales avec des opérations de marché non autorisées à titre « personnel ».
Comme pour une banque classique, une source importante de rentabilité vient de la marge nette d’intérêts, c’est-à-dire la différence entre les produits d’intérêt et les charges d’intérêt. Lorsque les produits d’intérêt chutent et/ou que les charges d’intérêt augmentent, la rentabilité s’effondre. Avec le durcissement monétaire après une longue période de taux très bas, la Banque centrale a subi deux effets principaux.
- Premièrement, une hausse du coût de son passif. La remontée des taux a fortement augmenté la rémunération versée aux banques lorsqu’elles déposent leurs fonds auprès de la Banque centrale.
- Deuxièmement, une faible rentabilité de son actif. Par exemple, le portefeuille de la BCE issu du QE est constitué majoritairement d’obligations à long terme, offrant de faibles rendements puisqu’elles ont été acquises durant une période de taux bas.
En plus de la pression sur la marge d’intérêts, la hausse durable des taux d’intérêt entraîne une perte de valeur significative des actifs obligataires détenus. Certes, la Banque centrale ne valorise pas ses actifs à la valeur de marché ; mais en cas de liquidation, les moins-values latentes deviennent des moins-values réalisées, ce qui détériore encore plus le compte de résultat. Ainsi, le compte de résultat, tout comme pour une banque commerciale, peut être affecté négativement de deux manières : l’effondrement de la marge d’intérêts et les moins-values réalisées sur les actifs.
Nous aborderons plus en détail, dans un prochain article, les menaces sur la rentabilité structurelle des banques centrales et leurs conséquences. Il est évident que les banques centrales ont une obsession : maintenir, autant que possible, la valeur des actifs financiers à un niveau élevé (comme ce fut le cas dans les années 2010, et à nouveau depuis la fin de 2023). Officiellement, le discours affirme que l’augmentation des plus-values latentes sur les portefeuilles financiers crée un effet de richesse positif, ce qui instaure un climat de confiance dans l’économie.
Pourtant, chacun sait que ces effets de richesse, liés à la hausse des actifs financiers, sont instables, et que la santé économique dépend davantage de la propension à consommer et à investir des détenteurs d’actions et d’obligations.
Ce qui est sûr, c’est que l’économie de bulle est favorisée, et que la rémunération du risque est ignorée. En clair, l’aléa moral est renforcé : au pire, les détenteurs d’actifs financiers ne sont jamais durablement pénalisés (même ceux qui prennent des risques insensés) ; au mieux, ces investisseurs, avec la banque centrale, boostent la rentabilité de leurs portefeuilles. Tout est fait pour que la célèbre maxime de Warren Buffett, « quand la marée se retire, on voit ceux qui nageaient sans maillot de bain », ne se réalise jamais.
La troisième explication de cet aléa moral persistant est liée à un mode de fonctionnement économique qui existe depuis près de 15 ans : la stabilité du système repose sur un interventionnisme quasi permanent des banques centrales. Sans cet interventionnisme, le risque systémique devient plus probable.
La finance de l’aléa moral signifie donc que les crises financières sont sans cesse repoussées, car les marchés sont convaincus que la norme est une politique monétaire accommodante. Sinon, cela mettrait en danger le système financier international. C’est ce qui se passe au Japon. Certes, il y a eu des politiques de remontée des taux directeurs entre mars 2022 et septembre 2023 aux Etats-Unis, et entre juillet 2022 et septembre 2023 dans la zone euro. Mais finalement, elles ont été remises en cause, d’abord en juin 2024 par la BCE, puis en septembre 2024 aux Etats-Unis.
Ainsi, les banques centrales cèdent systématiquement à la pression des marchés en abaissant les taux directeurs. A terme, il y aura un risque croissant de crise financière. Ce ne sera pas une crise traditionnelle sur une classe d’actifs, mais une crise des monnaies fiduciaires, remettant en cause la légitimité des banques centrales.
En d’autres termes, l’excessive création monétaire finira par provoquer une fuite vers les actifs réels ou non financiers.
Est-il alors impossible de sortir de ce dilemme ?
Soit les autorités monétaires s’engagent tardivement dans un cycle de durcissement de leur politique monétaire (comme ce fut le cas aux Etats-Unis et dans la zone euro pour le « tardivement », et au Japon pour le « lentement »). Le risque est alors la formation d’énormes bulles qui finiront par éclater, entraînant des effets de richesse négatifs et une récession profonde. Soit les autorités monétaires tentent de percer les bulles naissantes avec des taux d’intérêt élevés, ce qui provoquera également une profonde récession.
La seule solution est de revenir à une véritable politique monétaire au service de l’économie, en laissant le temps aux acteurs économiques de s’adapter. Les banques doivent renforcer leurs bilans (notamment la sécurisation de leur liquidité et la gestion du risque de taux), tandis que les investisseurs doivent ajuster le couple risque-rendement de leurs portefeuilles. Il est donc possible de sortir de l’économie de l’aléa moral. Si ce n’est pas le cas, c’est bien parce que les explications 1 et 2 mentionnées plus haut expliquent la persistance de cette économie.
En conclusion, sans tomber dans une critique systémique, il faut reconnaître que les systèmes de responsabilité dans nos économies ne sont pas équitables et perpétuent les travers de l’aléa moral. Il est facile de critiquer le libéralisme, mais en réalité, c’est l’absence de véritable libéralisme qui pose problème. Etrangement, les activités de marché fonctionnent de manière anti-libérale et anti-économique, alors qu’elles prétendent contribuer à l’efficience économique. On parle de création de valeur, mais on passe sous silence les destructions de fonds propres en périodes de crise, qui sont supportées uniquement par les actionnaires, les clients et les salariés (qui peuvent être les trois à la fois).
Prenons une illustration simple : une banque avec 900 de dépôts et 100 de capital peut investir 1 000, mais avec une mobilisation de capital faible. Elle prend des risques en espérant une rentabilité élevée. Si la probabilité de rendement zéro est de 50% et celle d’un rendement de 1 600 est également de 50%, l’espérance de rendement est de 800. Or, ce risk-reward n’est pas favorable, mais les actionnaires exigeront que l’investissement soit réalisé.
Pourquoi ? Parce que si le projet échoue, ils ne perdent que 100, tandis que s’il réussit, ils gagnent 600. Ce mécanisme illustre bien les effets des régimes de responsabilité limitée, exacerbés par l’aléa moral des banques centrales. Cela conduit à des prises de risques démesurées, avec des crises financières sans cesse repoussées. Un jour, il sera difficile de continuer à cacher la poussière sous le tapis.
Que faire alors pour un investisseur ? Ne pas se couvrir systématiquement contre les krachs violents, mais ne pas non plus céder aveuglément au FOMO (fear of missing out). La clé reste dans une sélection rigoureuse d’actifs : des actions dans des secteurs d’avenir, des actions à dividendes stables, et des obligations corporate de qualité.