** "Je n’ai jamais vu cela, c’est la plus grave crise financière depuis un siècle… la faillite de Lehman n’est sûrement pas la dernière… à mon avis la période critique va encore se prolonger durant de nombreux mois. Le gouvernement fédéral ne peut pas placer un filet de sécurité sous toutes les firmes financières menacées de faire faillite".
"Le problème, au demeurant, ne réside pas tant dans la banqueroute que dans la façon dont la liquidation est menée", autrement dit, lorsque tout le monde doit vendre des centaines de milliards d’actifs dans l’urgence et au même moment, il y a un fort risque que les choses tournent mal.
Les deux paragraphes qui précèdent vous sembleront bourrés de lieux communs ? Ils ne contiennent rien que vous ne sachiez déjà, vous n’avez a priori que faire de ce genre de platitudes, l’auteur peut se les garder pour son journal intime et les laisser au fond du tiroir de sa table de chevet…
Il est facile de s’en moquer… mais croyez-le ou non, l’auteur de ces paragraphes est payé 50 000 $ le quart d’heure pour divulguer ces impérissables réflexions à un public trié sur le volet. Ce public est certes de moins en moins nombreux — il manque désormais à l’appel Bear Stearns, Lehman, Merrill Lynch et peut-être tout prochainement AIG, Washington Mutual et Wachovia. Cependant, il est composé de nostalgiques du temps où Alan Greenspan — vous avez maintenant deviné qu’il s’agissait de lui — délivrait des oracles absolument incompréhensibles mais qui avaient l’immense avantage de ne contrarier personne — chacun y voyait une confirmation des ses analyses — et de ne pas indisposer les marchés.
Depuis sa retraite dorée, Alan Greenspan a remisé son langage hermétique et adopté une formulation beaucoup plus accessible et peut-être même un peu trop premier degré au goût de certains. Nous venons de vous en livrer en préambule les extraits les plus incisifs.
** Incisif… Henry Paulson vient également de l’être au sujet du numéro un mondial de l’assurance AIG. Coupant court aux rumeurs d’intervention du Trésor US et de la Fed pour éviter une faillite retentissante, et alors que tout projet de reprise ou de sauvetage par un chevalier blanc du secteur privé est désormais enterré, il réaffirme que l’argent public n’a pas pour objet de sauver la mise aux entreprises qui se sont fourvoyées sur le marché du crédit.
Avec AIG, la menace de matérialisation du risque systémique atteint une nouvelle dimension qui dépasse de loin les retombées de la liquidation de Lehman, laquelle est entrée dans sa phase active depuis hier. Nous avons eu vent de rumeurs de premiers accords pour le rachat d’actifs américains par Barclays. La banque britannique a cependant bien fait de patienter 48 heures de plus pour mettre la main à vil prix sur les meilleurs morceaux de la vénérable banque d’affaire, pilier de l’industrie des chemins de fer aux Etats-Unis et cotée en bourse depuis 1889.
Si les 26 000 salariés du groupe défilent maintenant dans le hall de leur entreprise avec leurs cartons d’effets personnels dans les bras — certains emportent sur l’épaule leur sac de golf et ils ont bien raison, maintenant ils vont avoir le temps de s’adonner à leur sport favori –, on ne voit pas se former de longues queues d’épargnants paniqués devant les succursales de la firme. Ce n’est pas une banque de dépôt ; les clients qui s’arrachent les cheveux sont ceux qui opéraient comme contrepartie de Lehman depuis des paradis fiscaux… et ils ne suscitent guère de commisération.
Ayons tout de même une pensée pour l’écrasante majorité d’employés honnêtes qui appliquaient les directives des top managers — les "rois du risque" décrits par Bill Bonner dans sa Chronique hier — et se retrouvent sans travail en même temps que des dizaines de milliers d’autres à Londres ou New York. Ils se retrouvent aussi sans assurance chômage — 450 livres forfaitaires par mois au Royaume-Uni… dur à digérer quand cela équivaut à son ancien salaire horaire ! — et sans une bonne partie de leur épargne retraite, partie en fumée avec l’effondrement des actions du groupe et autres supports obligataires maison.
** Mais attention, avec la faillite potentielle d’AIG (18% de part de marché dans l’assurance aux Etats-Unis), ce ne sont plus seulement quelques milliers de clients fortunés qui sont menacés de pertes substantielles — ils font désormais partie des créanciers, ils attendront leur tour et récupéreront ce qu’ils peuvent.
Il s’agit surtout d’éviter de paniquer des millions d’assurés et de futurs retraités, sans oublier toutes les banques de la planète, qui ont fait confiance à AIG pour garantir — souvent par le biais des fameux CDS — les emprunts qu’ils consentaient aux entreprises et les paquets de lignes de crédit accordées à des emprunteurs à la solvabilité douteuse. Ils seraient désormais plus de 2,5 millions répertoriés, et ce chiffre progresse tous les mois.
D’après les dernières rumeurs, ce ne sont pas 20 ni même 40 milliards de dollars qui seraient nécessaires à la survie d’AIG d’ici vendredi, mais bien 80 milliards de dollars… cela fait un sacré paquet d’argent !
Vous ne serez donc pas surpris de constater que les fortes variations en tous sens des indices paneuropéens au cours des deux dernières heures de la séance de mardi ont accompagné celles de l’assureur AIG, tombé de 73% en quelques minutes à 1,25 $. L’action est ensuite remontée jusque vers 5,1 $ avant de retomber vers 3,75 $, la barre du milliard de titres échangés étant allègrement franchie ce mardi en clôture.
** Le rebond d’AIG vers 17h avait permis au Dow Jones de repasser dans le vert et de se hisser brièvement au-dessus des 11 000 points. Il rechutait cependant de 1% après l’annonce du statu quo de la Fed. Cette dernière laisse sans surprise son taux directeur inchangé à 2% ; une baisse eut été très controversée.
Ben Bernanke souligne que la crise de l’immobilier se poursuit, que les exportations fléchissent et que les risques de ralentissement économique augmentent, ce qui risque de fragiliser encore davantage les entreprises.
En d’autres circonstances, cela aurait douché pour de bon Wall Street mais, sans que l’on sache si les vendeurs à découvert ont commencé à se racheter spontanément ou si le soutien des marchés américains a été orchestré par la Fed avec l’appui des quelques grandes banques commerciales qui disposent encore de liquidités, les cours ont commencé à se redresser. Le Dow Jones gagne au final 1,3% et le S&P 500 1,7% — grâce aux financières et aux parapétrolières.
S’attendant à une journée critique sur les marchés, les banques centrales avaient sonné la mobilisation générale dès le début de la journée pour apaiser les tensions et éviter tout risque systémique. Elles ont décidé d’agir de concert et d’injecter massivement des liquidités.
La Réserve fédérale est ainsi venue à la rescousse de Wall Street en injectant près de 50 milliards de dollars sur les marchés monétaires avant la réouverture des marchés.
La Banque centrale européenne (BCE) a, elle, apporté 70 milliards d’euros sur le marché monétaire de la zone euro, après 30 milliards d’euros la veille, soit 100 milliards d’euros en 48 heures. Et la Banque du Japon avait la nuit dernière décidé d’injecter l’équivalent de 17 milliards d’euros pour contrer l’impact négatif de l’envolée du yen face au dollar (+3% en 48 heures). La bourse de Tokyo a tout de même chuté de près de 5% et Hong Kong de 6%.
Mais, signe que la défiance est à son comble, les taux interbancaires — ceux que les banques pratiquent pour se refinancer mutuellement — restent à des niveaux de crise comparables à août 2007.
** Cela n’a pas échappé aux investisseurs : alors que les indices boursiers remontaient dans le sillage d’AIG depuis 15h45, la dernière demi-heure de cotations a vu les vendeurs reprendre fermement la main. Le CAC 40 est ainsi repassé dans l’intervalle de 4 145 à 4 087 points, soit une perte de 1,96% (ce qui porte à -5,65% le repli en 48 heures). Cela entraînait l’inscription de la seconde plus basse clôture de l’année après les 4 061 points du 15 juillet.
Plus inquiétant, car plus représentatif de la tendance générale, l’indice Eurotop 100 chutait de 2,65% sous le plancher annuel des 2 345 points, pour inscrire un nouveau plus-bas à 2 261 points.
Cette franche incursion sous les planchers annuels pourrait ne pas être immédiatement suivie d’une accélération à la baisse — jusque vers 3 870 points sur le CAC 40 ou 2 000 points sur l’Eurotop 100. En effet, nous avons observé par deux fois (en mars et en juin) une réaction technique haussière de 48 ou 72 heures sur les supports moyen ou long terme avant que les indices ne replongent pour de bon.
Assisterons-nous aujourd’hui grâce à Wall Street à une ultime hésitation avant le grand saut dans l’inconnu ? C’est un nouveau chapitre à écrire pour Ben Bernanke qui sait à peu près tout ce qu’il y a à savoir sur le krach de 29. Mais, alors qu’il a mis en oeuvre tout ce qu’il pensait nécessaire pour éviter sa répétition — l’histoire ne repasse jamais deux fois le même plat –, il semble à présent ne plus rien maîtriser… et cela commence à se sentir de Washington à Wall Street.
Philippe Béchade,
Paris