La Chronique Agora

Wall Street roule sous la table…

** Je ne vous cacherai pas que mon optimisme affiché ce week-end sur le stand de MoneyWeek/la Vie Financière et dans les travées du dixième Salon de l’Analyse Technique de Paris m’a valu quelques sourires condescendants de la part de mes interlocuteurs… qu’il s’agisse d’investisseurs particuliers ou d’opérateurs plus pointus qui gèrent leurs positions sur la base de configurations graphiques devenues particulièrement baissières à moyen ou long terme (dès janvier 2008).

J’ai récidivé hier dans la première Chronique de la semaine en pariant sur une poursuite de la reprise au-delà d’un consensus d’analystes tablant sur le test des 2 880 points. Cependant, je ne vous cacherai pas non plus que je n’aurais pas misé un cent sur une hausse de 7% du Dow Jones ou du S&P 500. En effet, les +2,5% affichés en pré-ouverture à Wall Street me semblaient suffire à intégrer le fait accompli d’un plan Geithner dévoilé dans la presse ce week-end et dont les mécanismes et l’ampleur correspondaient aux anticipations des marchés.

Si les investisseurs avaient cru qu’un effet de surprise pourrait provoquer un vent d’euphorie hier, Wall Street n’aurait pas dû clôturer entre deux eaux vendredi dernier, ou encore achever le trimestre sur une note négative à l’issue d’une journée des Quatre sorcières dont les places européennes s’étaient tirées avec des gains honorables.

Si le plan Geithner — tant décrié pour son manque de substance depuis son annonce fin janvier — avait contenu quelques parcelles de magie, les places européennes n’auraient pas rouvert sur une progression de 1,5% pour voir leurs gains réduits de moitié à l’heure du déjeuner puis de nouveau vers 14h45, peu après la reprise des cotations à New York.

C’est un peu comme si le Prince Charmant avait été bombardé de tomates et d’oeufs pourris alors qu’il chevauchait en direction du château de la Belle au Bois Dormant. Mais avec l’accomplissement de la prophétie des bonnes fées, la foule ingrate aurait changé d’attitude en découvrant leur future reine fraîche et pimpante au balcon.

Le Prince est ressorti du château en héros, sous les jets des pétales de rose et de mouchoirs brodés parfumés à la myrrhe, les lèvres encore humides du tendre baiser administré à la Belle énamourée qui songeait déjà à publier les bans du mariage.

** La Bourse n’est pourtant pas un conte de fée même si ce lundi 23 mars y ressemblait comme deux cachets de Prozac. Après un temps d’hésitation vers 7 550 points, le plancher du 20 novembre 2008 et le zénith du 18 mars, le Dow Jones s’est envolé de 225 points supplémentaires, soit +3,25%. Il a doublé ses gains au cours des 90 dernières minutes pour afficher un score en hausse de 500 points à 7 780 points au plus haut du jour. Bank of America a gagné 26%, JPMorgan Chase 24,7%, Citigroup 19,5% et American Express 18,7%.

Le S&P a fini en hausse de 54 points, à 823 points, avec juste sept replis — dont Sun — sur 500 titres. Cette performance a elle aussi été portée par des financières telles Wells Fargo (+23,9%), Morgan Stanley (+20,7%), US Bancorp (+19,15%) ou Capital One (+19%).

La présentation officielle du plan Geithner — comme si l’officieuse ne valait rien — a eu l’effet d’un coup de baguette magique, y compris sur le Nasdaq. L’indice a bondi de pratiquement 100 points, c’est-à-dire de 6,75%. Seuls deux titres ont terminé dans le rouge parmi les 100 plus grosses capitalisations de l’indice.

Mais le coup de baguette magique n’est pas exactement l’image à laquelle nous songions dès dimanche soir en découvrant que la Fed allait procéder au plus phénoménal assouplissement quantitatif de l’histoire du capitalisme. Il serait plus juste d’expliquer que le Trésor et le Congrès américains viennent d’autoriser la Fed à peser de tout son poids, avec les deux mains, sur le gros bouton qui commande la machine à imprimer des billets verts — avec un objectif de production de 300 milliards de dollars.

** La métaphore qui nous semble la plus parlante est la suivante. Face à la détresse morale et physique provoquée par l’éloignement du bol de punch depuis l’été 2007, les autorités américaines ont décidé cette fois-ci de fournir aux marchés non plus quelques malheureux décimètres cubes de cocktail à base de rhum et d’agrumes mais bel et bien un tonneau de 150 litres d’alcool à 50°.

Il a été ouvert à coup de hache hier — pas question de laisser l’enivrant breuvage s’écouler au compte-goutte par la bonde. Chacun est invité à y plonger non pas un verre mais carrément une chope de format "Oktoberfest" (ceux qui ont déjà assisté à la fête de la bière à Munich savent de quoi je parle).

Quelques minutes seulement après le début des libations, Wall Street roulait déjà sous les tableaux de cotation, ivre comme une vache qui vient de brouter des kilogrammes de vieux fruits fermentés sous un pommier. Nous pouvons nous préparer à une épidémie de comas éthyliques… mais pour l’heure, les marchés célèbrent dans l’euphorie la plus totale la mise en route du plan de rachat des actifs toxiques.

Si tout se passe bien, il devrait alléger le bilan des banques américaines de 1 000 milliards de dollars de créances douteuses. Il faudrait aussi que les enchérisseurs se montrent moins méfiants qu’ils ne l’ont été depuis l’été 2007 — mais ils ne devraient pas se montrer trop regardants puisque l’Etat américain garantit en quelque sorte 80% de la valeur des lots qui seront achetés au cours des prochains mois.

Ils prennent d’autant moins de risque que seuls seront autorisées à la vente les lignes de dérivés de crédit dotés initialement d’une notation AAA. Cela  qui induit la question suivante : que vont faire les banques des actifs appartenant aux catégories AA-, BB+, B et autres junk bonds qui plombent leurs bilans ?

Doté au départ d’une force de frappe initiale de 500 milliards de dollars, le partenariat public-privé mis en place pourrait atteindre à terme une taille de 1 000 milliards de dollars ; de quoi provoquer une épidémie historique de cirrhose du foie pour ceux qui auront encore la force de lever le coude jusqu’à la fin de la "grande beuverie"… une appellation qui nous semble plus pertinente que la "grande braderie".

** L’optimisme de Wall Street a été quasiment décuplé par de nouveaux signes encourageants concernant le marché immobilier aux Etats-Unis. Ils pourraient préfigurer une stabilisation, ce qui enrayerait la spirale des dépréciations d’actifs des banques.

Démentant de sombres pronostics dans le droit fil du quatrième trimestre 2008 et de janvier 2009, les ventes de logements anciens ont nettement rebondi en février (+4,1%), selon l’Association nationale des promoteurs immobiliers (NAR).

Mais cette "embellie" serait due à l’effondrement du prix médian des logements qui a reculé de 15,5% en un an, à 165 400 $ : de nombreux acquéreurs paieraient cash, en vue d’une location ou une revente ultérieure, tandis que les primo-accédants (qui ont recours au crédit) ne représenteraient que 50% des effectifs.

Voilà qui ne garantit nullement un redressement du secteur de la construction et encore moins des prix de l’immobilier… En attendant, le clan des pessimistes va tout de même devoir supporter les manifestations de joie (imbécile ?) qui se sont déclenchées presque spontanément lundi soir, les gains du jour étant les plus spectaculaires observés depuis le 28 octobre dernier… et vous avez certainement gardé un souvenir très précis de la dégringolade historique (-25%) qui s’en était suivie (entre le 4 et le 21 novembre dernier).

Wall Street vient de plonger la tête la première dans le tonneau de punch ; surveillez bien le moment où les cours vont commencer à tituber… car la descente du grand escalier qui mène jusque sur le trottoir de la "rue du mur" s’annonce périlleuse. Beaucoup de fêtards, qui ne savent plus s’ils avancent ou s’ils reculent, risquent de manquer la première marche — les plus chanceux iront bien jusqu’à la seconde avant de s’apercevoir qu’ils sont étrangement chaussés de "mocassins à bascule"…

Philippe Béchade,
Paris

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