La Chronique Agora

Le tandem Wall Street/Fed n’a plus rien à voir avec l’économie

▪ Cela fait 48 heures que Paris et les places européennes font du yo-yo dans un corridor de fluctuations de moins de 1% d’amplitude, avec des volumes qui tiendraient dans une sacoche de mobylette. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les opérateurs ne semblent pas très inspirés, et partant de là, pas très motivés.

Mais alors que nous errons dans le brouillard, incertains sur le cap à suivre, voici que surgit — éblouissante — une lumière en provenance de Manhattan. Un phare puissant nous illumine soudain depuis les rives de l’Hudson River.

En comparaison de Gene Peroni — dont il va être beaucoup question dans cette chronique –, la « Statue de la Liberté éclairant le monde » apparait aussi poussive qu’un phare de vélo.

Car Gene Peroni n’est pas n’importe qui. C’est le senior strategist et gérant vedette du cabinet Advisors Asset Management (AAM).

Il s’était tout particulièrement distingué en recommandant l’achat massif de titres Apple au moment du test des 700 $ (le record absolu) en septembre dernier. C’est dire si nous suivons avec la plus extrême attention chacune de ses interviews ou contributions sur CNBC et dans d’autres publications financières.

▪ La quintessence du permabull
Si vous cherchez la quintessence du permabull, voilà votre homme ! Un indice vient de prendre 30% en quelques mois ? Il renforce sa position. Un titre vient de prendre 100% au cours des 12 derniers mois ? Il double sa position à l’achat, et ainsi de suite.

C’est un esprit rationnel… enfin de ceux qui sont appréciés de Wall Street depuis que les robots algorithmiques font la loi. Et les robots respectent une règle cardinale bien connue des traders : « la tendance est votre alliée » — ce qui implique d’acheter tout ce qui est cher et de négliger ce qui se traîne en fond de classement dans les indices.

Si tout le monde agit avec la même « profondeur d’analyse », c’est gagné. N’importe quelle spirale haussière sera poursuivie jusqu’à ce que la bulle atteigne la taille critique et explose.

Gene Peroni a identifié l’une de ces spirales : après une fine analyse de tous les paramètres (les cours montent sans jamais rebaisser, des résistances historiques ont été franchies, tous les indicateurs techniques sont haussiers), il est convaincu que le Dow Jones va continuer de grimper.

Il prédit un Dow Jones à 15 000 d’ici fin 2013 : pas très excitant, ça nous fait 3% à grappiller… Et, beaucoup plus intéressant, un score de 18 000 en 2015 — juste avant que la Fed ne freine un peu la vitesse de rotation de la planche à billets.

Des journalistes impudents osent objecter que la croissance des bénéfices pourrait ne pas suivre le rythme nécessaire pour justifier la réalisation d’un tel scénario — la faute à une croissance qui peine à prendre de la vitesse et à s’auto-entretenir.

Quelle naïveté ! Quel manque de compréhension des mécanismes de Wall Street ! Gene Peroni rétorque que les marchés ont depuis au moins quatre ans appris à grimper sans qu’il y ait de véritable croissance, sinon entièrement financée à crédit et reposant en grande partie sur les commandes du Pentagone.

▪ Quand on spécule, c’est qu’on ne « sait pas »
Et vu que c’est la Fed qui fixe les objectifs que doivent atteindre les indices américains, il n’y donc pas de spéculation et par conséquent, pas de bulle. Argumentation imparable : quand on spécule, c’est qu’on « ne sait pas ».

On fait juste le pari que les cours de demain seront plus élevés que ceux de la veille.

Avec la Fed (ou la banque centrale du Japon), « on sait ». Les cours vont monter, inexorablement, avec ou sans croissance… et l’investisseur en actions n’a aucun pari audacieux à tenter, il peut se laisser porter par l’absolue certitude qu’il se retrouvera forcément plus riche à la fin de la semaine, du mois, du trimestre.

Gene Peroni enterre également le débat sur les volumes. Est-ce que l’absence de flux comparables à la période 1998/2001 ou 2005/2007 empêche les indices de réaliser des performances comparables ?

A l’évidence non ! Alors qu’est-ce qui peut empêcher Wall Street de rallier 18 000, quand bien même les échanges quotidiens fondraient jusqu’à ressembler à ceux de la bourse de Toronto ou de Dublin ?

Avec l’établissement d’un nouveau record absolu intraday à 14 716 points mardi soir, l’objectif de M. Peroni se rapproche : plus que 22% de hausse et… bingo !

▪ La hausse est programmée
Peut-être ferions-nous mieux de ne pas nous montrer trop sceptique, cependant, car 22% de hausse, cela nous dit bien quelque chose… Ah oui, voilà, nous y sommes ! C’est exactement le terrain gagné par le Dow depuis le 4 juin 2012 : c’était il y a tout juste 10 mois ! L’indice historique a encore grappillé 0,41% mardi soir. Cela peut paraître modeste… mais mission accomplie, la dynamique haussière est relancée.

Tous les programmes algorithmiques vont, comme de belles mécaniques bien disciplinées, intégrer ce nouveau débordement de résistances historique et l’intégrer dans leur scénario de suivi de tendance… avec implication haussière cela va de soi.

Aucun signal de baisse ne s’est jamais matérialisé depuis le 26 février dernier (c’était d’ailleurs une fausse sortie à la baisse). La progression du Dow Jones demeure parfaitement linéaire, sans aucune aspérité… totalement affranchie de la moindre perturbation induite par la psychologie humaine.

En ce qui concerne l’économie réelle, il s’agit tout au plus d’un bruit de fond sans aucune incidence sur la trajectoire ascendante du marché.

C’est un peu comme les températures relevées à la terrasse du Lakeside Restaurant du Boat House de Central Park sur une période de 365 jours : elles n’ont aucune influence sur la fraîcheur des bouteilles de soda du distributeur de boissons situé 100 mètres plus loin, en face de la Bethesda Fountain.

En d’autres termes, se fier aujourd’hui au tandem Wall Street/Fed pour anticiper la conjoncture économique et les bénéfices des entreprises, c’est aussi pertinent que de consulter le thermomètre de la vitrine réfrigérée d’un vendeur de glace de la Cinquième Avenue pour déterminer s’il faut enfiler une chemisette de coton ou un anorak à capuche avant de grimper au sommet de l’Empire State Building début avril.

Autant demander à un sourd d’accorder un piano ou à un aveugle de réparer des montres.

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