La Chronique Agora

Wall Street espère tout résoudre avec l'ardoise magique !

** Ah la magie du verbe ! A l’énoncé de l’expression "plan de sauvetage", les indices reprennent 10% en quelques heures. Pour être sûres de leur coup, les autorités de marché ont même banni les ventes à découvert. Mais comme dans le célèbre aphorisme attribué à un ministre de la troisième République — "nous étions au bord du gouffre, nous venons de faire un grand pas en avant" — il a fallu un peu de temps avant que le public se rende compte de ce que sous-tend le projet baptisé "plan Paulson" — comme s’il s’agissait d’un plan Marshall. Il s’agit en substance d’engloutir l’argent des contribuables dans un tonneau des Danaïdes.

Et il s’agit de le faire vite car les marchés sont à bout (de nerfs, de patience, d’inspiration…). Comme on sauve un noyé, il s’agit d’intervenir dans les deux minutes qui suivent l’arrêt de la respiration, sinon le cerveau commence à subir des dommages irréparables. Wall Street coulait à pic jeudi dernier, le coeur à l’arrêt, les poumons pleins d’eau. Le marché a été brusquement ramené à la surface d’un habile coup de filet du Trésor et un électrochoc a été pratiqué dans l’urgence, provoquant une énorme convulsion de 10%.

Mais Wall Street a été pris d’une quinte de toux dès lundi soir (-4%). Le pétrole (contrat octobre) a explosé de 20% en quelques minutes — même si, comme l’affirment les commentateurs, c’était juste "technique". Le dollar est repassé sous les 1,4850/euro tandis que l’or se hissait au-dessus des 900 $ l’once. Difficile à ce stade de se convaincre que les opérations de réanimation du secteur bancaire américain rassurent les spectateurs !

** Henry Paulson planchait mardi après-midi devant la Commission bancaire du Congrès pour expliquer la procédure à suivre : un massage cardiaque doit être rapidement administré — gage de son efficacité — et il faut injecter simultanément 700 millimètres cube d’adrénaline. Il est certainement possible de faire repartir le coeur de Wall Street par cette méthode mais rien ne garantit qu’il puisse ressortir indemne de ce coma.

Hank Paulson regrette que le contribuable soit sollicité à hauteur de 2 000 $ par Américain, soit en réalité 10 000 $ par contribuable payant réellement des impôts. Il estime cependant que c’est la moins coûteuse des solutions. Selon lui, ne rien faire eût été pire, 1929 l’a démontré… Cependant, à l’époque, les dérivés de crédit n’existaient pas et les banques américaines ne jouaient pas à l’apprenti sorcier avec les dépôts de leurs clients particuliers ou étrangers.

Beaucoup de questions portent sur le "juste prix" auquel le Trésor US prétend racheter les actifs toxiques des banques… et les réponses restent évasives. De nombreux membres du Congrès se demandent si l’enveloppe de 700 milliards de dollars sera suffisante et quelles mesures de soutien seront proposées pour venir en aide aux millions d’emprunteurs étranglés par leurs crédits à taux fortement révisables. Beaucoup d’économistes estiment cependant que l’enveloppe de 700 milliards de dollars devrait être doublée ou triplée pour disposer d’une marge de manoeuvre suffisante.

Les sherpas de l’économie mondiale font ce qu’ils peuvent pour rassurer les marchés financiers. Les membres du G7 ont ainsi affirmé lundi dernier qu’ils lutteront de façon coordonnée contre la crise qui menace la stabilité financière et la santé de l’économie mondiale, mais sans donner davantage de précisions sur la nature d’une éventuelle initiative de leur part. "Nous protégerons l’intégrité du système financier international", ont-ils déclaré. Les marchés ont cependant besoin de bien plus que de simples déclarations d’intentions.

** Aux Etats-Unis, l’immobilier demeure le coeur du problème : les prix des maisons ont encore chuté de 0,6% au mois de juillet, ce qui signifie une chute de 5,3% sur un an, avec de fortes disparités puisque des écarts annuels supérieurs à 15% sont monnaie courante en Californie, dans le Nevada ou la Floride.

Du point de vue technique, la SEC et la Fed pensaient avoir résolu le problème de la chute des marchés en interdisant les ventes à découvert sur les établissements financiers et en injectant massivement des liquidités (180 milliards de dollars en 48 heures). Cependant, les échanges interbancaires restent au point mort ; la suppression de la possibilité de se couvrir via des arbitrages cash/futures sur les valeurs bancaires entraîne une brusque tension sur l’obligataire. Le seul moyen de se protéger du risque de faillite, c’est désormais de se débarrasser directement des emprunts émis par les établissements les plus vulnérables, ou de faire jouer l’assurance, c’est-à-dire les CDS.

La prime reflétée par ces fameux CDS vient de se tendre subitement de 35% en 24 heures sur Goldman Sachs : il en coûte désormais 380 000 $ par an pour couvrir 10 millions de dollars de dettes, c’est exorbitant. Une machine infernale est en train de s’enclencher : nous avons attiré votre attention à de nombreuses reprises sur ce sujet. L’encours des CDS est en effet de 65 000 milliards de dollars et vous n’avez même pas idée de ce que représente comme perte potentielle pour les assureurs une hausse de 200 points de base de la prime de couverture… enfin si, pour AIG, la faillite de Lehman a coûté 30 milliards de dollars !

** Allez vous étonner, dans ces conditions, de la nouvelle chute de 1,2% de Wall Street mardi vers 18h et de 1,4% à la clôture !

Voilà qui explique également l’alourdissement de la tendance en fin de journée à Paris. Le CAC 40 a chuté de 2% — tout comme la veille. Avec une clôture sur les 4 140 points, l’indice reperd précisément 50% du terrain reconquis en quelques heures vendredi et en début de séance lundi (entre 3 926 et 4 356 points).

Au sein du SBF 120, on recensait pas moins de 95% de titres en repli… aucun secteur d’activité — ni cyclique ni défensif — n’a terminé dans le vert hier.

L’Euro Stoxx 50 s’en tirait un tout petit peu mieux avec 90% de titres en baisse mais il lâchait tout de même 1,35%. L’Eurotop 100 perdait 1,45% dans le sillage des banques britanniques (-4% à -6,5% sur Barclays, LloydsTSB, RBOS, Prudential). Mais le repli global des indices européens aurait pu être plus important sans la relative résistance de Francfort qui ne lâchait que 0,65%.

Le paradoxe des dix dernières séances, toutes entières placées sous le signe d’un basculement historique du système économique et financier américain, est que les indices boursiers américains — le S&P notamment — n’ont pas perdu un pouce de terrain !

De là à en déduire que la presse internationale se montre exagérément alarmiste tandis que Wall Street démontrerait sa capacité à relativiser la portée des derniers coups de théâtre, il n’y a qu’un pas… que notre scepticisme nous incite à faire "de côté" afin de chercher un nouvel angle de vue.

** En augmentant la profondeur de champ, nous découvrons que le Dow Jones flirte toujours avec les 11 000 points, soit l’équivalent des niveaux planchers du mois d’août 2006. A l’époque, la thèse Goldilocks ralliait tous les suffrages, les prix de l’immobilier grimpaient de 15% par an, les banques d’affaires engrangeaient des dizaines de milliards de bénéfices, le pétrole valait 50 $ de moins (en moyenne trimestrielle) et les Américains dépensaient sans compter l’argent que leur avançaient la Chine et les pays producteurs de pétrole.

C’était une période bénie : le Dow Jones s’apprêtait d’ailleurs à engranger 30% supplémentaires au cours des 12 mois suivants ! Il n’aurait donc reperdu à ce jour que le "bonus" engrangé contre toute logique depuis que la bulle du crédit a commencé à éclater à l’automne 2006, la déflagration n’était cependant parvenue aux oreilles du grand public qu’en février 2007 avec la faillite de New Century Financial.

Avec, le 18 septembre dernier, une consolidation de 25% par rapport à des sommets qui n’auraient jamais dû être inscrits compte tenu de ce que les épargnants découvrent avec effarement aujourd’hui, Wall Street devrait s’en tenir pour quitte !

Pas question de supporter plus longtemps les conséquences de l’effondrement d’un système "délirant et corrompu" — merci à John McCain pour son sens de la formule !

Allez, un petit coup d’éponge trempée sans vergogne dans le porte-monnaie du contribuable ! Après tout, il s’agit juste d’effacer une petite ardoise à 12 zéros… soit 150 Kerviels ou bien 50 Lyonnais, et on repart à zéro !

Oui, vraiment, Wall Street croit pouvoir s’en tirer à bon compte grâce à l’ardoise magique d’Henry Paulson. Il n’a qu’à la vendre un dollar aux 150 millions de contribuables qui se retrouvent débiteurs de 5 000 $ de plus auprès du fisc américain, et sa fortune est faite.

Philippe Béchade,
Paris

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