La Chronique Agora

Une théorie générale de la stupidité

Deux choses sont infinies : l’univers et la stupidité humaine ; et je ne suis pas sûr à propos de l’univers
— Albert Einstein

Les grandes nouvelles de la semaine dernière… du moins avant la fin prématurée d’Anna Nicole Smith, starlette trash des tabloids US… concernaient les nouvelles propositions budgétaires américaines. L’administration Bush s’est révélée être — une fois encore — le régime le plus prodigue de tous les temps. Jamais un gouvernement élu n’a dépensé tant d’argent appartenant à ses citoyens — ou tant d’argent que ses citoyens n’avaient pas. Pas plus qu’un gouvernement n’a redistribué autant de richesses — des contribuables vers les entreprises de défense… des classes moyennes vers les classes financières… et (plus important encore) des générations futures vers ceux qui vivent ici et maintenant.

C’est à couper le souffle… et, comme tous les spectacles publics… c’est absurde.

Près d’un demi-millier de milliard de dollars de dettes viendront s’ajouter dans les deux années qui arrivent, selon le plan Bush. Mais, en 2012, les autorités promettent d’enregistrer un modeste surplus — d’un peu plus de 60 milliards de dollars. Bien entendu, cela ne sera possible que si rien ne tourne mal en Irak ou en Afghanistan (comment cela serait-il possible ?), et si l’on est d’accord pour employer des comptables qui sont également des menteurs invétérés.

Même dans le meilleur des cas, il n’y a aucun moyen plausible de voir les Américains rembourser leurs dettes — publiques ou privées. La dette publique à elle seule représente plus de 100 000 $ pour chaque foyer de quatre personnes. Les intérêts seraient d’environ 5 000 $. Combien de familles pourraient ajouter cela à leurs budgets ? Quel genre de politiciens le leur demanderait ? Actuellement, le gouvernement US n’arrive même pas à payer les intérêts. La dette se nourrit donc d’elle-même… et l’ensemble continue de se développer encore et encore. Plus d’argent. Plus de crédit. Plus de dette.

Nous y réfléchissions la nuit dernière… sans nous arrêter ni pour la prière ni pour le petit verre du soir. Nous cherchions la réponse à deux questions liées : jusqu’où peut aller cette bulle du crédit ? Et, plus profondément, jusqu’où peut aller la stupidité des gens ? Ces questions ne cessent d’apparaître, enlacées comme une barre verticale et la jambe nue d’une strip-teaseuse — lorsque nous regardons la télévision ou que nous lisons les journaux, lorsque nous entendons les nouvelles financières, lorsque nous voyons le nouveau budget américain. Les points de vue… les prix… les chiffres — suffiraient à pousser un imbécile à réfléchir… et un homme sobre à boire.

Et pourtant, les gens que nous rencontrons semblent tous responsables… et même intelligents. Ils conduisent des voitures… ils ont des emplois… ils gèrent leurs comptes. Comment peuvent-ils considérer le budget américain sans être choqués et inquiets… ou prêter encore plus d’argent au plus grand débiteur de la planète pour un rendement de moins de 5% ?

Et soudain, ce matin, nous avons trouvé une réponse… ou au moins une théorie. Et quelle théorie ! Elle est merveilleuse — et vous, cher lecteur, en avez la primeur…

Tous les grands penseurs se tiennent sur les épaules des géants qui les ont précédés. Nous ne prétendons pas nous tenir sur les épaules de Darwin ni sur celles de Newton, mais nous pensons leur avoir au moins marché sur les pieds.

Selon une des lois de Newton, la gravité — et bon nombre d’autres choses — diminue du carré de la distance à partir de sa source. En un éclair, nous avons réalisé que cela s’applique également aux bons conseils d’investissements. Plus on s’éloigne des faits, moins on sait ce qui se passe réellement.

Nous avons déjà décrit ce phénomène :

Lorsqu’une personne émet trop de reconnaissances de dettes, les prêteurs sont vite au courant, et ils refusent de traiter avec lui. Lorsqu’une banque émet trop de billets, la rumeur se répand. Les déposants deviennent nerveux. Ils retirent leur argent… et la banque fait faillite. Cela se passait sans arrêt, avant que les banques centrales ne pigent les finesses du secteur bancaire.

De même, lorsqu’un pays dépense plus qu’il ne peut se le permettre, les gens qui détiennent la devise du pays commencent à mal dormir. Ils vendent la devise pour passer à d’autres instruments financiers, ou à l’or. Les taux d’intérêt grimpent… la devise chute. En douceur ou dans la douleur, le problème se résorbe lui-même.

Mais nous vivons dans un monde de devises mondialisées, dénaturées, basées sur la confiance. Les Etats-Unis émettent des dollars, qui sont une forme de reconnaissance de dette. Personne ne sait exactement combien vaut un dollar… mais cela n’empêche pas d’autres banques centrales d’essayer de suivre le rythme. Elles émettent plus de devises aussi. Ensuite, les as de la finance du monde entier émettent leur propre crédit — des reconnaissances sur les reconnaissances — soutenu par des dettes, elles-mêmes soutenues par des dettes, elles-mêmes soutenues par encore plus de dettes. Et à présent, le pauvre investisseur — professionnel ou amateur — est à des années-lumière des faits ; il ne sait pas quoi en penser. Les Etats-Unis peuvent-ils faire faillite, se demande-t-il ? Si oui, comment se fait-il qu’ils n’aient pas déjà lâché prise ? Personne d’entre nous n’en a la moindre idée. Nous ne savons pas combien de dollars se trouvent sur terre… quand ils en partiront… ou combien chacun d’entre eux devrait valoir.

Des fortunes entières sont mises en danger. Des paris valant plusieurs milliards de dollars sont engagés. Des milliers de milliards de billets verts flottent sur une mer de liquidité. Et personne ne sait vraiment ce qui vaut quoi… ou quand cela pourrait cesser de valoir quoi que ce soit.

Comment est-ce possible ?

Et là, nous nous tournons vers Darwin et la table familiale pour un peu d’aide.

"Il serait logique que certains groupes soient plus intelligents que d’autres", a déclaré notre épouse. "Des environnements différents peuvent poser des défis différents. Les environnements difficiles peuvent exiger plus d’intelligence, pour survivre. Au fil du temps, les membres les moins futés du groupe sont éliminés. Il devrait en résulter une intelligence plus élevée pour le groupe tout entier".

Nous n’avons pas remarqué que les gens vivant dans des endroits où le climat est particulièrement misérable soient extraordinairement brillants. Ni les Eskimos, les Indiens de la Terre de Feu ou les highlanders écossais ne gagnent régulièrement des championnats d’échec ou des prix Nobel. Mais l’idée était intrigante. Une plus grande intelligence semble être un avantage. On pourrait donc penser que les animaux, où qu’ils soient, seraient devenus plus intelligents au cours du temps. Mais où se trouve le cochon avec un Q.I. de plus de 140 ? Où est le perroquet capable de décliner un verbe latin ? Ou une baleine pouvant écrire des sonnets ?

La réponse est simple :

Ca n’existe pas. Peut-être n’ont-ils pas la matière grise nécessaire. Mais les baleines tueuses ont des cerveaux sept fois plus grands que ceux des êtres humains. Les cachalots, qui ne sont pas les plus grands animaux de la planète, ont le plus gros cerveau. De toute évidence, nous devons en conclure qu’un cerveau plus grand n’est pas la garantie d’une meilleure intelligence. Les animaux ont l’intelligence dont ils ont besoin pour les circonstances dans lesquelles ils ont évolué… S’ils en avaient plus, ce serait non seulement gâché — mais ce serait également contre-productif : cela mènerait le pauvre cochon à se vautrer dans l’angoisse existentielle alors qu’il devrait se contenter de la boue.

De même, nous pouvons supposer que l’intelligence humaine est elle aussi bien proportionnée pour la vie que menaient les humains lorsque l’espèce était en pleine évolution — c’est-à-dire il y a des centaines de milliers d’années. A l’époque, les gens vivaient en petits groupes dans la forêt, et cherchaient des larves sous l’écorce des arbres pour se nourrir, plutôt que de vivre dans des immeubles climatisés à Manhattan et gagner leur vie en vendant des swaps à des fonds de couverture. En d’autres termes, nous sommes parfaitement évolués pour un style de vie différent… avant l’invention de la télé-réalité ou des banques centrales.

Au temps jadis, les choses avaient un sens différent. Un homme pouvait voir ses ennemis… et il savait ce qui se passerait s’il ne les affrontait pas. Il se dressait donc aux côtés de ses camarades… et luttait à mort si nécessaire… pour défendre sa tribu, sa famille et son petit clan. Aujourd’hui, lorsqu’on l’envoie apporter la démocratie aux païens, il obtempère quasiment sans broncher. Mais il lutte encore comme si sa petite bande était attaquée par des loups ou des barbares. Il se bat pour protéger ses camarades… et ses amis… non la "démocratie" ou "le droit divin du souverain". Toutes les études menées sur des soldats le prouvent ; malgré cela, ils sont quand même fêtés en héros à leur retour, même s’ils ne faisaient que remplir la machine à boissons au camp de base ou lancer des bombes sur des gens n’ayant pas de défense anti-aérienne.

Les humains ont évolué en petits groupes, au sein desquels ils pouvaient connaître les détails des choses. Ils comprenaient les menaces auxquelles ils étaient confrontés… et savaient ce qui avait de la valeur. Mais lorsque la taille et la sophistication de la civilisation humaine ont augmenté, l’homme s’est retrouvé dans une situation à laquelle son cerveau n’était pas préparé. Il n’avait plus les informations précises, spécifiques et directes dont il avait besoin. Au lieu de ça, il devait se fier à une nouvelle forme de connaissances composée d’abstractions, de généralités et de slogans. Cette nouvelle connaissance, que Nietzsche a appelée wissen pour la distinguer de la forme plus ancienne de connaissance basée sur l’expérience appelée erfahrung, lui met des bâtons dans les roues : elle est trop éloignée des faits. Les lois de Newton et de Darwin travaillent contre lui.

Nos ancêtres poilus n’avaient pas à répondre aux questions qui nous affligent en ce moment : combien vaut un dollar ? Combien de crédit le monde peut-il digérer avant de se rendre malade ? Est-ce qu’un envoi de troupes de l’autre côté de la planète servira à quelque chose ? Ainsi, même aujourd’hui, nos cerveaux ne sont tout simplement pas adaptés à la situation. Ils ne sont pas assez grands.

De nos jours, l’homme moyen peut à peine faire la différence entre un fait et un slogan de campagne. Et les nouveaux ersatz de connaissance l’induisent en erreur. La politique moderne transforme l’électeur en une dupe… fait de l’investisseur amateur une poire pour l’industrie de la finance… et envoie les pauvres soldats à une chasse au dahu dans laquelle ils ne peuvent que se faire tuer.

La civilisation, les banques centrales et la politique font de nous des singes ; nous ne sommes pas équipés pour traiter avec elles. Comme un coiffeur qui se rendrait à son travail une clé à molette dans une main et une bouteille de whisky dans une autre, nous ne pouvons que faire un épouvantable gâchis.

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