La Chronique Agora

Une semaine à la ferme

"On devrait construire les villes à la campagne : l’air y est plus pur. "
— Alphonse Allais

Au revoir, couchers de soleil à Menton ! Il ne me reste, de la parenthèse dorée des vacances, qu’une poignée de beaux souvenirs — et aussi quelques grains de sable, égarés dans mes chaussettes en fil d’Ecosse.

Dimanche
Je défais tristement mes valises. Paris revêt ses atours de rentrée. Les jupes rallongent sur les boulevards. Les chiffres clignotent furieusement sur le moniteur de mon bureau, suggérant le réveil des marchés. Trousses et cartables s’affichent aux devantures ; les éditeurs entassent dans les rayons les succès de l’année ; les chaînes de télévision peaufinent leurs grilles.

… L’une de ces dernières, justement, m’adresse une proposition surprenante. La Ferme des Economistes, tel est le nom de leur nouveau concept. On me convie à passer deux semaines dans une ferme de la Beauce, sans eau courante ni électricité, en compagnie du gratin de la finance mondiale. Un bataillon de caméras doit enregistrer, 24h sur 24, nos moindres faits et gestes aux prises avec les veaux, vaches, cochons et poulets de la Ferme du Pendu, près du hameau de Goupillon-la-Piquette.

… J’ai dit oui tout de suite, non sans embarquer dans l’aventure mon fidèle acolyte, Egisthe l’Analyste. Quand on occupe les responsabilités qui sont les miennes, la pédagogie est un devoir. Souhaitons que cette leçon d’économie in situ s’attire une vaste audience, et qu’elle passionne nos concitoyens.

Lundi
Nous voici dans le train. En guise d’adieu à la civilisation, je feuillette une ultime synthèse macroéconomique. La grande affaire de la rentrée, c’est évidemment le ralentissement du marché immobilier aux USA : les ventes de logements anciens pour juillet s’inscrivent très en-deçà des attentes, et le marché plus marginal du neuf suit le mouvement. Comme un grand nombre de foyers américains vivent sur l’hypothèque de leurs biens — dopée par les niveaux très élevés du marché — il y a une menace pour la consommation privée, pilier de l’économie nationale. Par ailleurs, la baisse surprise des commandes de biens durables en juillet semble confirmer le ralentissement de l’activité outre-Atlantique.

"Il faut relativiser, m’assurait Werther le Trader. Hors automobile et aviation civile, les commandes de biens durables augmentent encore de 0,5% — leur troisième hausse consécutive. La vraie nouveauté, je la chercherais plutôt dans la psychologie des opérateurs. Pendant des mois, ils ont craint la surchauffe et surveillé l’inflation : selon leur scénario, une remontée trop brusque des taux d’intérêt (pour juguler l’inflation) allait provoquer l’effondrement d’un marché immobilier adossé au crédit facile, avec beaucoup d’emprunts à taux variables… Le krach potentiel menaçait l’économie entière ! A présent que la Fed est en train de réussir son soft landing, changement de ton : ce n’est plus la surchauffe que l’on redoute, mais la récession ! Des ventes en berne, des entreprises qui ferment, des chômeurs à la pelle… Et ce, alors même que la fin du cycle de resserrement monétaire semble acquise, l’inflation jugulée et l’emploi en pleine forme ! Si tu veux mon avis, ces inquiétudes ponctuelles ne dureront pas".

… Arrivés à la ferme, tous les concurrents font connaissance autour d’un "vin de cresson" offert par la production : une spécialité locale, il paraît. L’endroit se révèle aussi spartiate que le vin de cresson. Nous serons, en tout, vingt traders, banquiers, théoriciens, de toutes les formations, et des sensibilités les plus diverses. Notre confrontation s’annonce passionnante ; mais je ne doute pas que nous parvenions à surmonter nos divergences pour dégager un large consensus sur la bonne marche d’une exploitation agricole. Au-delà des écoles, l’économie est comme la terre : elle ne ment pas.

… En fin d’après-midi, un premier débat nous rassemble sur les moyens d’améliorer la compétitivité de Fifi, la vache laitière. Fifi nous ruine en fourrage : les vaches du voisin, nourries aux granulés, dans leurs stalles en béton, produisent 50% de plus pour quatre fois moins cher. Comment combler l’écart ?

"Imposons les plus-values indécentes du laitier ! s’indigne un alter-mondialiste. – Surtout pas, rétorque un libéral, il va placer son lait en Suisse ! Il faut faire sauter toutes les barrières et envoyer Fifi paître dans le champ du voisin ! La délocalisation, voilà l’avenir. – Qui nettoiera les bouses ?" s’inquiète un écologiste.
Faute de consensus, la question reste ouverte.

Mardi
Nous sommes réveillés dès l’aube par un coq hystérique. Le petit-déjeuner avalé (une bouillie de gruau froide), on apprend que Biquette la chevrette met bas au moment même où, à l’autre bout de la ferme, la ruche fait une overdose au Fipronil. Tandis que mes camarades disputent âprement de l’urgence à traiter en premier, je prends connaissance des dernières nouvelles, sur l’internet à pédales qui nous a été alloué par la production.

En Allemagne, l’indice IFO du climat des affaires a reculé pour le mois d’août, mais moins qu’attendu. De quoi relativiser l’impact d’un très mauvais indicateur ZEW — il mesure les attentes du secteur financier — tombé quelques jours plus tôt. Là encore, dans la première économie de la zone, ce sont les investisseurs qui doutent, davantage que les patrons : sans doute le relèvement de trois points de la TVA allemande à partir de l’année prochaine y est-il pour quelque chose… La croissance, quant à elle, s’est bien reprise à +0,9% au deuxième trimestre, tirée par la construction et l’investissement.

L’effet "coupe du monde" commence aussi à sortir des limbes : les organisateurs, qui espéraient arriver à l’équilibre, annoncent des profits de 20 millions d’euros, 450 millions de recettes et un taux de remplissage des stades proche de 100%.

En France, la croissance est de +1,1% au deuxième trimestre ; la consommation des ménages se maintient ; le pouvoir d’achat progresse marginalement. Autant de signaux de la convalescence européenne : bien que de nouveaux relèvements de taux se profilent du côté de Francfort, je crois qu’il y a de l’espoir sur cette rive de l’Atlantique.

Nuit difficile. Il pleut à verse et, dans la chambre que je partage avec Egisthe, le toit percé laisse couler un torrent glacial juste sur nos paillasses. Nous nous employons activement à le boucher. Au bout d’une heure de vain colmatage, je m’avise qu’il serait plus simple de reculer nos paillasses de deux mètres : aussitôt dit, aussitôt fait.

Mercredi
La bouillie de gruau avalée, nous passons la matinée à récolter du maïs transgénique. C’est le nec plus ultra en matière de rendement : l’épi est gigantesque et le fabricant, jaloux de son brevet, lui a aussi conféré une belle teinte rose
, aisément identifiable dans les champs. Pour se donner du coeur à l’ouvrage, un gang de keynésiens entonne le tube Argent, trop cher, du regretté groupe Téléphone. Des fidèles de Milton Friedman tentent de les faire taire en hurlant Ma liberté de penser — poignante protest song fiscale de Florent Pagny, notre Villon patagonique. Les choses, s’enveniment : le maïs rose ne tarde pas à voler.
… L’après-midi, nous tondons Tonton le mouton, Tonton le mouton et Tonton le mouton. En fait, nous tondons l’ensemble des moutons de la Ferme des Economistes — il y en a 69 –, baptisés tous "Tonton" par la production. Après quoi nous cardons et filons la laine, avant de tricoter des bonnets.

… Cela finit mal. Un consultant en stratégie, diplômé du Kaizen Institute, décide de réviser la chaîne de production de fond en comble, et s’obstine à vouloir identifier un hypothétique goulot d’étranglement. Une Léniniste fomente une révolution avec saisie de l’appareil productif ; un énarque s’ouvre un doigt sur sa quenouille et, inexplicablement, tombe en catalepsie. Epuisés par ces déboires, nous allons nous coucher sans dîner.

Jeudi
Jour de repos à la ferme. Après la bouillie de gruau, la production nous demande d’organiser un pique-nique à l’Etang de la Fille-Mère, histoire de nous changer les idées et de ressouder le groupe. Nous commençons par nous perdre et crapahutons deux heures à travers champs, sous la conduite prudente d’un contrôleur des finances qui s’est improvisé notre guide.

Une libérale finit par s’énerver, lui arrache sa carte et nous mène à bon port en quinze minutes, tout en nous criant dessus. On déploie la nappe ; mais c’est pour apprendre que les Friedmaniens, auxquels on a confié la préparation des oeufs durs, les ont semés dans les buissons chemin faisant : ils trouvent plus sain que chaque convive les découvre par lui-même. ("Donne un oeuf dur à un homme, il mangera une fois"…, commence l’un d’eux, mais on ne le laisse pas finir).

Quant aux Keynésiens, en charge du plat de résistance, ils ont apporté 24 litres de vin et rien d’autre, sous le douteux prétexte de nous "relancer l’appétit". Puis on découvre que les Keynésiens, tout à leur enthousiasme théorique, ont oublié le tire-bouchon. La faim aidant, les insultes ne tardent pas à fuser — heureusement interrompues par la pluie.

… Assez sur ce pénible épisode. Le soir venu, je me dévoue avec un trader en devises pour aller donner du grain à Chipolata la truie. Nous discutons de l’avenir du dollar. En concordance avec un scénario de ralentissement économique américain et d’arrêt du hike cycle de la Fed, je lui confirme la forte conviction d’Egisthe l’Analyste : la tendance demeure à la dépréciation du billet vert contre la plupart des grandes devises — le cas du yen restant plus incertain. Face à l’euro, en tous cas, le scénario technique est clair : l’EUR/USD a touché ses plus-bas en novembre 2005 et la tendance reste haussière, au moins jusqu’en novembre ou décembre. Tout au plus le marché pourrait-il observer une pause passagère, mais au dessus du support des 1,25, avant d’accélérer encore en fin d’année.

Vendredi
Petit-déjeuner tendu. Les partisans de l’économie planifiée n’hésitent plus à comparer leur bouillie de gruau à ce qu’on leur servait en camp de rééducation. L’un d’eux jette son assiette à la tête d’un opposant à l’ISF, qui la termine en ricanant. Le groupe s’émiette. Délaissant les travaux des champs, Egisthe s’intéresse, sur ma demande, à l’indice CRB. Publié par Reuters depuis les années cinquante, c’est la Mère de tous les indices de matières premières, regroupant les cours des contrats de futures sur 17 produits de base : sucre, café, cacao, coton, jus d’orange, céréales (maïs, soja, blé), bétail (porcins, bovins), métaux (cuivre, platine, argent, or) et hydrocarbures (pétrole brut, fioul domestique, gaz naturel).
Sur fond d’explosion des économies émergentes (Chine, Inde, Brésil), les matières premières n’en finissent plus d’accaparer les gros titres. "Souviens-toi de l’adage", menace Werther le Trader : "quand c’est dans le journal, il est temps de vendre !" En attendant, malgré le repli du printemps, le cours de l’argent affiche encore 85% de hausse sur un an ; la demande de palladium, tirée par le marché chinois, devrait marquer cette année un nouveau record après celui de 2005 ; et l’on estimait en juin que 90 milliards de dollars étaient investis dans les indices de matières premières. L’appétit des fonds peut-il se maintenir durablement ?

… Drame au dîner. Après nous être régalés de délicieuses côtelettes, nous découvrons que l’équipe des Malthusiens vient, à notre insu, de nous servir en tranches Chipolata la truie. Le scandale est général : un Proudhonien s’évanouit, la Léniniste en profite pour moquer le sentimentalisme écoeurant de la superstructure bourgeoise. Nous manquons d’en venir aux mains.

Samedi
Réveillés à cinq heures par le coq hystérique, avant même la bouillie de gruau, nous sommes convoqués dans la cour. On nous apprend alors que l’audience n’est pas à la hauteur des espérances. A son grand regret, la chaîne s’est résignée à jeter l’éponge : l’émission s’arrête là.

Cette décision brutale nous surprend d’autant plus qu’il nous semble déceler, chez la chargée de production qui nous en fait l’annonce, comme une hostilité latente. Mais le public (on se demande ce qu’il a dans la cervelle, le public !) a tranché. Il ne reste plus qu’à prendre congé de Fifi, la vache laitière ; de Tonton les moutons ; et à remonter, le coeur gros, dans le train pour Paris. Cette magnifique leçon de vie et de travail qu’était notre Ferme des Economistes restera lettre morte.

… Quelle tristesse. Le plus curieux, c’est qu’Egisthe et moi-même avons fait le retour seuls. Tout le monde tenait à voyager dans des wagons séparés.

 

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