La Chronique Agora

Une pyramide de 150 ans de silence

** Juuuuustice est faite ! Bernard Madoff a écopé de 150 ans de prison. Le citoyen américain le plus haï du 21ème siècle finira donc son existence derrière les barreaux. Il disposera de tout le temps nécessaire pour tenter de convaincre l’administration pénitentiaire de lui délivrer le champagne millésimé et les douceurs de la mer Caspienne nécessaires à son équilibre métabolique quotidien.

Tout le monde a son avis sur l’affaire Madoff… nous ne serons pas le dernier à vous infliger le nôtre. Nous avions jusqu’à présent traité l’escroc par le mépris, en lui reconnaissant comme seul titre de gloire d’avoir repoussé toutes les limites connues en termes d’arnaque et de trahison de la confiance d’épargnants dont le profil allait du simple restaurateur au prix Nobel de la paix, en passant par son avocat personnel.

Bernard Madoff a procuré à l’humanité une nouvelle unité de mesure (50 milliards d’euros) en matière de désastre financier. Elle est bien plus commode que le Kerviel (cinq milliards d’euros), un peu trop étriqué pour rendre compte de l’ampleur des pertes spéculatives des banques sur les dérivés de crédit (3 000 milliards de dollars selon des estimations concordantes de Paul Krugman et de Nouriel Roubini).

Et que dire des déficits budgétaires accumulés par les Etats-Unis ? Le Trésor US reconnaît que le total se rapproche des 13 000 milliards de dollars, soit 200 Madoff : Bill Bonner n’exagère en aucun cas lorsqu’il évoque — pour vous alerter — un facteur multiplicateur de 200 au sujet du schéma de Ponzi de la dette fédérale américaine.

** Mais revenons-en au procès de l’escroc du millénaire. Notre grand étonnement (le terme est faible) est que les médias et même ses victimes, interrogés quelques minutes après le prononcé de la sentence, ne mettent pas l’accent sur un fait troublant : le système de défense adopté dès son inculpation pour fraude par le sieur Madoff (le "plaider coupable") a justement empêché que soient menées des investigations permettant de faire toute la lumière sur le montage de l’escroquerie.

Les plaignants ne savent pas grand-chose ; ils n’en sauront donc probablement pas davantage sur les possibles complicités familiales — celles de son épouse, de ses fils, de ses frères qui géraient de nombreuses sociétés du groupe et feignent de tout ignorer… mais qui ne seront pas inquiétés. Idem sur la troublante complaisance de la SEC, qui a délibérément omis d’enquêter malgré l’envoi de renseignements très documentés mettant en évidence une arnaque pyramidale.

Et LA question qui va continuer de tarauder les victimes reste la suivante : où est passé l’argent ? En limitant les procédures d’investigation à l’identification des biens de Bernard Madoff — et à leur confiscation — la justice américaine s’épargne (ou même s’interdit) le devoir de traiter l’affaire en profondeur et de mettre en évidence les responsabilités extérieures au clan Madoff.

A en croire la justice américaine, les 150 ans de prison sont censés dissuader les futurs escrocs… Cependant, leurs potentiels complices ont appris du cas Madoff qu’ils ne craignent pas grand-chose tant qu’il subsiste de bonnes raisons de ne pas faire éclater toute la vérité.

La lourdeur symbolique de la sentence pourra peut-être donner bonne conscience à l’Amérique… mais Wall Street n’est pas dupe. Les milieux d’affaires savent qu’il faudrait en passer par une profonde réforme des organes de contrôle pour que cela ne se reproduise plus, sous une forme ou sous une autre.

Nous formulons l’espoir que le grand public gardera quelque temps en mémoire que des rendements miraculeusement élevés, réguliers et sans risque, cela n’existe pas. Il est toujours possible de gagner beaucoup d’argent très vite — en minimisant les pertes potentielles lors des moments critiques. Malgré tout, la règle intangible pour qui opère sur les marchés est de renoncer à l’illusion du jackpot permanent… même si c’est l’ex-directeur du Nasdaq qui vous affirme le contraire, les yeux dans les yeux, au beau milieu du carré VIP du club le plus huppé de Miami Beach.

Il faut savoir se reposer, prendre du recul, attendre son heure, ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, ne pas user en permanence du même levier… et surtout ne jamais céder à la facilité.

** La journée d’hier constitue peut-être une exception à cette règle car le scénario était cousu de fil blanc. La séance de Bourse s’est soldée par une hausse très prévisible mais essentiellement technique, liée aux habillages de bilans semestriels.

L’hypothèse s’est confirmée au fil des heures alors que le CAC 40 gagnait jusqu’à 2,4% vers 17h dans un marché caractérisé par des volumes plus qu’estivaux : il ne s’est en effet échangé que 2,33 milliards d’euros. Cela signifie simplement que les vendeurs s’étaient mis off pour la circonstance, et que les acheteurs n’ont donc pas eu besoin d’intervenir massivement pour provoquer une progression spectaculaire des cours.

Le peu de densité de l’actualité économique ne justifiait guère l’instauration d’un climat quasi euphorique. Un écart de +2,05% (le CAC 40 tutoyant au final les 3 200 points) va bien au delà du rebond technique prévisible après une troisième semaine de consolidation sur les places européennes (elles ont repris +2% en moyenne).

A Wall Street, les indices américains ont terminé la journée sur un gain de 1% (+0,9% sur le S&P, +1,1% pour le Dow Jones) dans le sillage des valeurs pétrolières. Sur le NYMEX, le baril reprenait de l’altitude (+2,6%) et débordait les 71 $, ce qui a permis à Chevron de prendre 1,4% et à ExxonMobil d’engranger 2,2%.

S’il fallait une nouvelle preuve que la séance de lundi a été placée sous le signe des habillages de bilans semestriels, notez qu’une seule valeur sur les 30 qui composent le Dow a clôturé dans le rouge. Quelle formidable unanimité !

** Il n’y avait donc rien à jeter, sinon le sieur Madoff en prison… en espérant qu’il ne cherchera pas à meubler les 149 ans, 11 mois et 29 jours qui lui restent à purger en écrivant un livre-confession.

Un livre dans lequel il révèlerait comment il a obtenu que la SEC ne déclenche jamais d’enquête sur sa (non) activité sur les marchés… comment il a pu négocier avec la justice son maintien dans son penthouse à 18 millions de dollars durant toute la durée de l’instruction alors que certains de ses clients ruinés se suicidaient… comment aucun nom — autre que le sien — n’est jamais mentionné dans le montage de la fraude… comment l’absence d’audit de ses sociétés par un expert comptable digne de ce nom (sinon une officine fantôme basée à Londres) n’a jamais éveillé le moindre soupçon.

Mais arrêtons-nous là pour l’instant. Il peut vous apparaître vain de poser trop de questions auxquelles nous n’aurons probablement jamais de réponse. Mais ne jamais s’en poser, c’est faire le jeu des Madoff et des médias qui vous abreuvent de ravissantes légendes économiques modernes pour contribuables naïfs — et qui n’ont pour principale fonction que de vous détourner des vrais sujets du moment.

Philippe Béchade,
Paris

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