La Chronique Agora

Une euphorie incensée

"La crise a été évitée. Tout est Super"
— Les Simpsons

C’est triste mais c’est vrai : l’incohérence et l’imprévoyance sont des vertus sur les marchés.
Pour réussir une carrière de commentateur boursier, oubliez les arguments logiques. Les phrases-choc et les slogans, voilà ce qui marche. La clé n’est pas la régularité, mais l’opportunisme ; le but, c’est de faire dire aux faits ce que vous voulez qu’ils disent.

Prenez le pétrole, par exemple. Si le prix du pétrole grimpe, c’est un signe haussier parce que cela indique une forte demande mondiale. Si le prix du pétrole baisse, c’est censé être haussier aussi, parce que cela revient à une "baisse d’impôts" pour les consommateurs. Peu importe que le deuxième argument contredise le premier. Si la hausse du pétrole est haussière parce que cela indique une demande vigoureuse, la baisse ne devrait-elle pas être négative en termes d’affaiblissement de la demande ? Il y a bien d’autres subtilités à prendre en compte ici ; l’idée est simplement que pour les commentateurs en tous genre, à peu près tous les mouvements du pétrole sont de bonnes nouvelles. En fait, à peut près tout ce qui se passe est une bonne nouvelle. Pour un homme doté d’un marteau haussier, tous les faits ressemblent à des clous.

Lorsqu’il y a une chance de se pavaner et de pousser des cocoricos, faites attention. Prenez le récent sommet du Dow, qui emballe tant de gens. C’est clairement le signe que les choses vont à merveille, non ? Peut-être pas. Richard Russell, rédacteur des Dow Theory Letters depuis 1958, a noté dernièrement : "21 des valeurs du Dow (71%) sont 20% au-dessous de leurs sommets historiques, et 17 valeurs du Dow (57%) sont au moins 30% au-dessous de leurs sommets historiques".

Hmm. Donc même si le Dow a atteint un "nouveau sommet", plus de 70% des actions qui le composent ont bel et bien la tête sous l’eau. Plus amusant encore, la dernière fois que nous avons vu ces niveaux de "nouveau sommet", on était à peu près en janvier 2000. Le Dow est donc comme un homme qui a fait une chute dans les escaliers, et qui a mis environ sept ans pour remonter les marches. Et bien entendu, si vous êtes investisseur de long terme, votre investissement sur le Dow n’est qu’un grand coup d’épée dans l’eau. Le dollar a cédé beaucoup de terrain, cette décennie, ce qui rend complètement élastiques les mesures de l’indice. Hourrah ! Faisons la fête ! Champagne pour tout le monde !

Selon moi, nous ferions mieux de regarder des dessins animés, plutôt que les grandes chaînes financières. Ces experts du type "inquiet, moi ? Jamais" ne sont rien d’autre que des marionnettes, hochant la tête dans la direction du jour. Ils sont payés à bavarder, non à réfléchir.

Pour comprendre comment un commentateur voit le monde, imaginez un champ de courses où l’on aurait le droit de changer son pari à mi-parcours. Si Nouvelle Ere commence à prendre de l’avance sur Relique Barbare, vous pouvez transférer votre mise sur Nouvelle Ere. Si votre bourricot trébuche et que Valeur Absolue prend la tête, vous pouvez passer à Valeur Absolue. Peu importe qu’il s’agisse de chevaux complètement différents — ou, pour continuer notre analogie, d’arguments parfaitement disparates. Le but du commentateur est de gagner la course par tous les moyens, petits ou grands — même s’il doit pour cela jeter toute logique par-dessus les moulins. Bien entendu, dans ce contexte, "gagner la course" a tout à voir avec le fait de vendre vos arguments et de garder la face… et rien à voir avec la cohérence ou le fait de fournir des informations de valeur.

J’ai appelé cette missive "Une euphorie insensée" parce que je pense que c’est exactement ce que nous voyons sur les marchés en ce moment. Tous ces gens qui sautent de joie risquent d’être victimes de cette euphorie sans queue ni tête, qui oublie tout sens des proportions. C’est un exemple classique de gens qui plongent dans l’extase dès qu’ils gagnent quelques profits… simplement pour les reperdre à long terme.

Ces gens applaudissent les commentateurs, approuvent en toute inconscience lorsqu’on change de cheval, et ne cherchent jamais à comprendre le jeu.

L’économie mondiale est complexe. De nombreux facteurs sont constamment en jeu. Certains sont plus importants que d’autres, certains sont insignifiants, et nombre d’entre eux s’annulent les uns les autres. A cause de tout cela, il est terriblement difficile de comprendre ce qui se passe vraiment.

La réalité a été déformée par Wall Street d’une manière post-moderne, en quelque sorte, pour justifier la notion que n’importe quoi peut arriver. Parce qu’il est difficile de découvrir la vérité, les commentateurs décrètent vérité tout ce qui les arrange ; Derrida serait fier d’eux. Des statistiques torturées sont utilisées pour étayer des déclarations absurdes. La logique est régulièrement avilie. Un monde dans lequel le consommateur endetté peut emprunter jusqu’à l’infini ? Un monde dans lequel la cause et les effets se désolidarisent, où les conséquences de nos actions cessent d’exister ? Bien entendu, pourquoi pas — si les chiffres peuvent le justifier ici et maintenant. Demain, on inventera autre chose, tout simplement.

Comme l’a noté Jesse Livermore, l’allié le plus grand et le plus fidèle du spéculateur, ce sont les conditions sous-jacentes. En ce qui me concerne, je suis confiant parce que nous avons les conditions sous-jacentes de notre côté. Elles sont comme le rocher de Gibraltar, pour nous. Contrairement aux marionnettes des médias, nous défendons la même poignée d’arguments depuis un certain temps — des arguments qui s’appliquent encore, et qui continueront de s’appliquer pendant de nombreuses années.
Notre argument tient en deux grandes parties. Il y a les tendances de croissance mondiale de long terme d’un côté, haussières pour l’énergie et les matières premières — et de l’autre côté, la "fin de partie" décrite par l’école autrichienne, qui veut que les Etats-providence occidentaux, devenus véritablement obèses, finissent par ouvrir les vannes de la planche à billets.

Il y a deux déroulements possibles pour la baisse actuelle. Si nous évitons une crise mondiale — c’est-à-dire si le monde en voie de développement peut stimuler sa demande interne et cesser de dépendre des consommateurs américains — alors la demande d’énergie à la marge ne diminuera pas de manière significative. Elle augmentera, en fait, au même rythme que les nouvelles classes moyennes, si l’on suit ce scénario. Les technologies d’énergie fossile et les nouvelles technologies alternatives devront prendre de la vitesse pour répondre à la demande.

Par contre, si le consommateur américain entraîne le reste du monde dans sa chute, les économies occidentales finiront par s’effondrer sous leur écrasant fardeau de dettes. Si les choses tournent assez mal, la liquidation for
cée sera nécessaire, comme l’avait prévu Ludwig von Mises il y a longtemps. Le monde finit par étouffer sous les actifs papier, et se réfugie dans les actifs "tangibles".

Il y a un certain nombre de pièces en mouvement, dans ce domaine, et elles sont toutes liées. Par exemple, si le prix du pétrole chute, le soutien en pétrodollars des bons du Trésor US tombera avec lui.

Les taux d’intérêt à long terme ont été maintenus au plancher par les centaines de milliards recyclés dans les titres gouvernementaux américains, les pays exportateurs de pétrole inondés de liquidités cherchant à dépenser leur fortune. Si cela se termine, la "flèche du Parthe" pourrait être une hausse des taux d’intérêt… ce qui, à son tour, produit une "fin de partie" à l’autrichienne.

Il y a une autre relation critique : celle entre la dette de consommation et les profits des entreprises. Les sociétés américaines nagent dans le cash, mais c’est parce que les poches des consommateurs ont été vidées volontairement. Le Financial Times note une situation similaire en Chine ; ce n’est pas l’épargne des consommateurs, mais l’épargne des entreprises, qui constitue l’essentiel du trésor de guerre de la Chine. Les commentateurs ne se sont jamais donné la peine d’examiner ce curieux point : la plus grande accumulation de profits des entreprises et la plus grande fièvre d’emprunts de consommation de l’histoire se sont produites en même temps. C’est là un autre déséquilibre monstrueux, dont les conséquences finiront pas être désastreuses, mais dont on ne parle guère dans la presse.

Ce ne sont là que deux considérations parmi d’autres — et elles sont nombreuses. Voilà pourquoi nous développons les mêmes thèmes, creusant les mêmes idées de base, pendant longtemps. Les éléments les plus importants ne vont pas de-ci de-là d’une semaine à l’autre. Ils se révèlent lentement au fil du temps.

Mon conseil ? Ne servez pas de chair à canon. Plus que tout, cherchez à comprendre les choses. Etayez vos points de vue par des connaissances. Vendez jusqu’à mettre votre portefeuille en sommeil si nécessaire, retrouvez votre cap (et vos convictions), et reconstruisez vos positions d’une manière qui vous semble entièrement sensée. Mais ne faites pas trop attention aux commentateurs, aux arguments du jour… ou aux euphories insensées.

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile