La Chronique Agora

Une affaire de famille

[Françoise Garteiser se promène au pays du soleil levant… En attendant son retour, le 12 novembre, voici un "classique" tiré des archives de la Chronique Agora et signé Bill Bonner]

Nous avons décidé de parler argent aux enfants.

Pas d’argent dans l’absolu, comme nous en parlons dans la Chronique, mais dans le sens concret du terme. Notre argent. De l’argent personnel. De l’argent direct, immédiat, tangible. Il est temps d’expliquer à nos enfants ce que nous avons, ce qu’ils peuvent attendre, et ce qu’on attend d’eux. Ils grandissent, se lancent dans la vie professionnelle, fondent leur propre famille, entament leurs propres projets — et il est temps pour eux d’apprendre.

Cette pensée nous est venue durant une session avec Jules, qui affirmait ne voir aucune raison pour laquelle travailler l’été. Ses riches amis n’en avaient pas besoin ; pourquoi lui ?

"Tu sais, tu me fais juste travailler pour satisfaire une de tes envies à toi. On n’a pas besoin de fabriquer une roulotte… ou de construire ce mur. On peut se permettre de payer des gens pour tout ça. Quelqu’un vient nettoyer la maison, après tout. Toi, tu veux juste que je fasse des choses pour tes propres raisons… pour exercer ton pouvoir sur moi. Et parce que tu penses que d’une manière ou d’une autre, c’est vertueux de travailler. Eh ben, grande nouvelle : ça ne l’est pas. Les gens ne travaillent que parce qu’il faut de l’argent pour vivre. Ce n’est pas le cas pour moi, parce que je suis encore à l’école et que tu paies pour moi. Alors pourquoi ?"

A 18 ans, Jules semble avoir beaucoup appris, en un an d’université… et au cours des nombreuses années précédentes, à Paris. C’est un gamin intelligent, et il pose de bonnes questions.

Nous avons donc décidé que nous devions lui donner de bonnes réponses. Nous avons décidé de lui expliquer ce que nous avons fait, et pourquoi nous l’avons fait. Nous voulons qu’il sache ce que nous faisons aujourd’hui. Nous voulons qu’il sache d’où vient l’argent (et là, nous vous tirons notre chapeau, cher lecteur, en signe de chaleureux remerciements), où il va, et ce qu’il peut en attendre à l’avenir.

Et comme vous, très cher lecteur, pourriez éventuellement vouloir en savoir un peu plus sur l’entreprise dont la Chronique Agora fait partie — et que dirige votre serviteur — nous vous incluons dans cette présentation… comme un membre de la famille.

Mais pour cela, nous devons revenir en arrière.

Du côté de notre mère, nous descendons d’un des chevaliers de Guillaume le Conquérant, nous disait notre tante préférée en décrivant l’illustre domaine d’un cousin en Angleterre — possédant salles de bal majestueuses, calèches dorées et un jardin conçu par Isaac Newton.

Des années plus tard, nous avons découvert que tout cela était vrai — mais à l’âge de huit ans, au milieu des années 50, tandis que nous transpirions dans une maison sans eau courante, entouré par les rudes champs de tabac du sud du Maryland, tout cela était difficile à concevoir.

Nous n’avions aucun mal à imaginer, par contre, que la richesse et le statut valaient mieux que d’aller cueillir des plans de tabac à six heures du matin, pour retourner les suspendre dans la grange à dix heures du soir. Notre tante, qui parlait souvent de telles choses, réussit à nous instiller un objectif singulier : reconstruire la formule familiale. Nous nous sommes attelé à cette tâche en sortant de l’université, sans idée précise sur la manière dont nous nous y prendrions. Mais nous comprenions instinctivement que ce n’était pas quelque chose que nous accomplirions en nous lançant dans une carrière traditionnelle. Les docteurs, par exemple, gagnaient bien leur vie, avions-nous entendu, mais nous soupçonnions qu’ils ne gagnaient tout de même pas assez pour s’offrir des châteaux en Europe et des calèches dorées.

Nous ne pensions pas non plus pouvoir faire notre ascension dans les rangs d’une entreprise traditionnelle, pour finalement en prendre la tête. La concurrence était trop intense. Trop de gens cherchaient à obtenir ce genre de poste. Et ceux qui y parvenaient avait souvent fait de meilleures études que les nôtres. Ils parlaient mieux… en savaient plus long… et étaient bien plus sociables. Non, notre instinct nous disait depuis le début que nous étions un marginal, un contrarien, un inadapté. Si nous voulions reconstituer la fortune familiale, il nous faudrait le faire d’une manière un peu non-conventionnelle… originale… voire audacieuse.

Nous avons donc décidé de fonder notre propre entreprise. Mais dans quel secteur ? Par goût, nous avons dérivé vers le monde de l’écrit… et celui des outils. Depuis toujours, nous aimions construire des choses… et écrire.

Pour commencer, nous nous sommes essayé à la construction. Nous vous épargnerons les détails, et dirons simplement que nous avons préféré en faire un passe-temps. Les maisons que nous voulions construire n’étaient pas des maisons que les gens voulaient acheter. Et lorsque nous trouvions un bout de terrain agréable, nous hésitions à le défigurer en construisant le genre de maison que les gens voulaient bien acheter. Nous avons donc laissé tomber la construction en tant que profession, mais l’avons gardée en tant que hobby.

Après nous être frotté à la construction, nous sommes revenu à l’écrit. Et là, dans le monde de l’édition, nous avons pu avancer. Dans les années 70, le secteur des lettres d’information était jeune et ouvert aux innovations. Nous y sommes entré de manière bizarre et maladroite. Heureusement, l’industrie était indulgente, à l’époque. Vous pouviez faire beaucoup d’erreurs et rester en activité.

Ce que nous avons découvert, c’est qu’il s’agissait d’un secteur où les erreurs payaient. Et puisque nous avions une vaste propension à faire des erreurs, nous avons trouvé que c’était un environnement chaleureux et accueillant pour nos talents — un peu comme les marécages de Floride pour un rat des marais. Le secret était de faire des erreurs rapides et bon marché. Puisqu’on ne savait jamais à priori ce que pouvaient vouloir les clients, il fallait expérimenter pour le trouver. Cette méthode coûtait du temps et de l’argent, mais il fallait s’y tenir — en espérant trouver par hasard quelque chose que les gens soient prêts à payer avant que l’imprimeur du coin ne vous traîne en justice (la poste ne faisant jamais crédit).

Expérimenter, apprendre, former, trouver de bons partenaires et accumuler de l’expérience a pris des années. Nous avions largement dépassé la quarantaine avant d’avoir vraiment de l’argent. Ce fut la première fois de notre vie que nous avons vécu dans une maison avec l’air conditionné. Mais à l’époque, les vents avaient tourné… et ils soufflaient en poupe. Lorsque nous avons atteint 50 ans, notre entreprise était florissante, et nous avons entamé une toute nouvelle phase de notre vie. Nous avons emménagé à Paris, et les enfants sont entrés dans des écoles privées. Nous avons acheté une maison de campagne. Les choses commencèrent à avoir l’air favorable.

Nous reconnaissons notre nouveau style de vie pour ce qu’il est, bien entendu : simplement une manière de vivre différente, pas nécessairement meilleure ou pire que les autres. Depuis six décennies ou presque que dure notre vie, nous n’en avons passé qu’une à vivre ainsi ; nous ne pouvons dire que nous sommes plus heureux maintenant, dans la décennie grasse, que nous l’avons été durant les cinq maigres.

Nous ne sommes pas vraiment riche, mais nous en sommes certainement venus à nous permettre un style de vie aisé. Est-il heureux ? Oui, mais pas particulièrement. Parce que, comme nous le dit notre ami Félix Dennis dans son nouveau livre, "les riches ne sont pas heureux. Je n’ai encore jamais rencontré une seule personne riche qui soit heureuse — et j’ai rencontré beaucoup de gens riches. Suis-je heureux ? Non — ou du moins seulement à l’occasion"…

C’est seulement quand on a de l’argent qu’on peut vraiment apprécier tout le plaisir que l’on avait quand on était pauvre. Et c’est seulement lorsqu’on a été très pauvre qu’on savoure vraiment le plaisir de poser ses pieds sur une chaise Louis XVI.

Mais la dernière décennie est la seule dont les enfants se souviennent vraiment. Avant cela, ils étaient trop jeunes. Jules était dans une école publique, par exemple, quand il était petit garçon. Mais ses années lycée se sont déroulées soit dans des écoles françaises privées, soit à l’Ecole Américaine de Paris, qui accueille de riches étudiants en provenance du monde entier. Ses amis ne sont pas des Américains moyens… ni les rustauds avec qui nous avons grandi. Non, ce sont les fils et filles de l’élite européenne… qui possèdent souvent des résidences secondaires dans des pays étrangers. Certains de ces amis ont de l’argent de poche quasiment sans limites. Tout est plutôt confortable pour ces jeunes. Ce qui leur donne une vue limitée du monde réel.

"Tu te rappelles de Brynley", nous a dit Elizabeth l’autre jour. "Son fils, qui a 26 ans, voulait qu’il lui paie sa facture de téléphone portable. Brynley a refusé. Le garçon lui a dit : ‘Papa, reprend pied avec la réalité’. Brynley et moi avons bien ri. Ces enfants sont si privilégiés qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la réalité".

Votre correspondant a le bénéfice de 40 ans de pauvreté. Pas ses enfants. Mais leur monde est réel aussi — au moins pour eux. Ils doivent y vivre. Et pour les y aider, nous leur dirons comment notre entreprise s’est développée, et comment elle fonctionne. C’est un peu comme un fonds de capital-risque, se spécialisant dans une branche bien spécifique de l’édition. C’est aussi un peu comme une association d’étudiants.

Nous avons plus d’une douzaine d’unités réparties dans sept pays différents, chacune ayant une activité séparée, certaines ayant un pays entier à leur disposition. D’autres sont en concurrence directe les unes avec les autres sur un marché donné. N’importe qui peut commencer une nouvelle unité, et une fois lancée, elle peut suivre son propre chemin.

La société-mère, toujours située à Baltimore, dans le Maryland — mais qui travaille beaucoup depuis le siège de Londres — fournit les services principaux : juridique, comptabilité et informatique. Elle fournit aussi ce qui compte vraiment : les idées, les opinions et les recommandations. Parce que, voyez-vous, même si la Chronique est gratuite, elle n’est pas bon marché. Les lecteurs investissent beaucoup de temps et d’attention rien que pour arriver jusqu’à la fin, et nous devons faire en sorte que cela en vaille la peine.

Quelles idées, opinions et recommandation valent la peine d’être lues ? Eh bien, celles qui ont des chances de se révéler exactes… celles qui ne sont pas facilement disponibles ailleurs… celles qui sont soigneusement pesées et profondément ressenties.

Les gens nous paient pour que nous réfléchissions, fassions des recherches et écrivions — non parce qu’ils ne peuvent réfléchir, faire des recherches et écrire eux-mêmes, mais parce qu’ils préfèrent utiliser leur temps à d’autres choses. Ils pourraient très bien vouloir explorer par eux-mêmes les effets de la croissance économique chinoise, mais ils n’en ont pas le temps. Donc, dans les faits, ils nous embauchent pour que nous le fassions.

Et rappelez-vous : cette information n’est en général pas disponible dans les médias grand public, qui, assez naturellement, s’adressent à des penseurs grand public. C’est-à-dire des gens qui réfléchissent rarement, où pour qui "réfléchir" revient à lire quelques pages du Wall Street Journal de temps en temps.

Mais nos lecteurs ne tardent pas à apprendre que la majeure partie des opportunités et des dangers ne se trouvent pas dans la presse grand public — parce que si une société y apparaît, trop de gens sont déjà au courant. Les bons investissements sont les choses que les gens ne connaissent pas vraiment ; voilà pourquoi les petits médias spécialisés sont si précieux.
Nous conseillions aux gens d’acheter de l’or des années avant que la lumpen-presse ne mentionne le métal jaune. Nos rédacteurs ont chanté les louanges des matières premières — argent-métal, ressources naturelles, Chine, Inde et énergie — bien avant le brouhaha actuel. Nous avons averti les gens de la bulle des technologiques des années avant que la bulle n’explose — tout comme nous parlons de la bulle immobilière aujourd’hui. Lorsque la presse y arrive, par contre, il est en général trop tard pour y faire quoi que ce soit.

Pour accomplir tout cela, nous n’avons que des mots. Des mots exprimant des idées, des pensées, des recommandations, des conjectures, des opinions, des informations et même des hallucinations. Notre activité consiste à vendre des mots, contrairement à l’industrie financière, dont l’activité consiste à vendre des actions… et qui est en plus affligée de conflits d’intérêt. A la fin des années 90, des gourous comme Abby Joseph Cohen vantaient les actions "pour le long terme", parce que c’est ce pour quoi ils étaient payés.

Mais nous ne vendons que des mots. Nous ne nous soucions pas vraiment de voir les actions grimper… ou les gens les acheter.

Il est difficile de vendre des mots, cependant, lorsqu’ils sont si facilement disponibles gratuitement sur internet ; voilà pourquoi nos mots à nous doivent toujours valoir leur pesant d’or. Ils doivent être véridiques. Voilà pourquoi nous avons tant d’analystes défendant tant de points de vue différents. Nous n’avons pas la prétention de savoir qui aura raison et qui aura l’air d’un idiot. Tout ce que nous savons, c’est que les mots doivent être pesés, intelligents, francs et copieux.

Nous pensons qu’ils le sont ; ils dégringolent de notre plume… par centaines… par millions… des noms, des adjectifs, des adverbes, des prépositions. Tous apparaissent sur l’écran de notre ordinateur aussi nus que des stars du X. Ce sont des mots sans détour. Il n’y a rien de caché derrière… et rien devant. Ce que vous voyez, c’est ce que vous obtenez.

"Oh, Papa", nous interrompra certainement Jules. "Qu’est-ce que tu essaies de nous dire ?"

"Je décris simplement l’entreprise familiale", expliquerons-nous.

"Peut-être que tu devrais dire ce que tu as à dire", suggérera-t-il.

"Mais c’est exactement ce que je veux dire", répondrons-nous. "C’est l’entreprise familiale. Je t’en parle, parce que c’est comme ça que nous pouvons vivre comme nous le faisons, et que nous pouvons t’envoyer à l’université à Boston l’année prochaine. Tu dois comprendre comment elle marche parce que tu pourrais vouloir t’y intéresser toi-même, un jour ou l’autre. Ou tu pourrais vouloir être certain qu’elle est bien gérée, parce qu’elle pourrait aider à te faire vivre, toi et le reste de la famille."

"Mais Papa, je ne m’intéresse pas à l’entreprise familiale", pourrait répondre Jules.

"Eh bien", rétorquerons-nous, "voilà pourquoi je t’en parle. Parce que tu devrais t’y intéresser…"

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile