La Chronique Agora

Un torrent de ténèbres

"L’air était si épais que j’avais l’impression d’étouffer", dit-elle. "La pollution était incroyable. Tous les autochtones portaient des masques chirurgicaux, idem pour quasiment tous les membres de notre groupe. Lorsque je rentrais à l’hôtel, j’avais des traces de suie sur tout le visage. Je crachais du mucus noir toute la soirée. J’ai grandi à Pittsburgh dans les années 50 et 60, et je n’ai jamais rien vu de tel". Mon interlocutrice me parlait de son voyage en Chine il y a deux mois de cela environ.

Ensuite, nous avons regardé ses photos de Shanghai et Pékin. Il y avait les images habituelles de bateaux dans les ports de la rivière Huangpu, et du Bund de Shanghai. Il y avait des images de la place Tienanmen à Pékin, et, bien entendu, la balade obligatoire sur la Grande Muraille. Mais au dessus de tout cela, la brume stagnait.

Il y avait d’autres photos encore. Les images panoramiques prises depuis les plus hauts étages de l’hôtel/gratte-ciel où mon amie avait séjourné durant son voyage en Chine semblaient avoir été faites depuis un avion volant à travers un nuage sombre. La Terre était une carte d’images floues, assombries par une atmosphère grise. Et cette couleur de ciel était instantanément reconnaissable pour quiconque ayant grandi dans la "Ceinture de Rouille" industrielle américaine à une certaine époque.

"Oui", ajouta mon amie, "il y avait de la croissance économique partout. La Chine est en plein boom. Les gens ont de l’argent. Je n’ai jamais vu une telle concentration de grues de construction. Il y avait des centaines de grues, et on aurait dit que tous les endroits que nous visitions étaient en construction. Les rues étaient encombrées de gens bien habillés, et les magasins étaient bondés. Mais à quoi bon, si on peut à peine respirer ?"

Il se peut que mon interlocutrice ait eu la malchance de voyager en Chine à une époque particulièrement peu favorable. Le 11 juin 2006, le New York Times publiait un reportage en Chine amplifiant les observations de mon amie :

"L’une des exportations moins connues de la Chine est un dangereux cocktail de suie, de produits chimiques toxiques et de gaz à effet de serre provenant des cheminées de centrales électriques fonctionnant au charbon".

"Début avril, un nuage très dense de polluants affectant le nord de la Chine a flotté jusqu’au dessus de Séoul, apportant avec lui poussières et sable du désert, avant de traverser le Pacifique. Un satellite américain a détecté ce nuage alors qu’il traversait la côte ouest des Etats-Unis".

"Des chercheurs en Californie, dans l’Oregon et à Washington, ont remarqué des fragments de composés soufrés, de carbone et autres produits dérivés de la combustion du charbon recouvrant les surfaces argentées de leurs détecteurs placés aux sommets des montagnes. Ces particules microscopiques peuvent se faufiler jusqu’au plus profond des poumons, contribuant aux problèmes respiratoires, aux maladies cardiaques et au cancer".

La Chine brûle du charbon depuis la préhistoire. La littérature antique chinoise fait référence à "la roche qui brûle". A présent, le charbon représente environ 65% de la consommation primaire d’énergie en Chine, tant pour la production d’électricité que comme combustible de chaudière dans les usines ou pour le chauffage des maisons. La Chine est à la fois le plus grand consommateur et le plus grand producteur de charbon au monde. Sa consommation de charbon en 2003 était de plus de 1,53 milliards de tonnes, soit 28% du total mondial — et ce chiffre pourrait être bas, parce qu’on constate une bonne quantité d’extraction et d’utilisation du charbon non autorisées en Chine, et cela n’est pas comptabilisé ou au moins reflété dans les statistiques nationales. Ainsi, depuis quelques années, le gouvernement chinois revoit continuellement à la hausse les chiffres de sa production et consommation de charbon.

Selon le New York Times, la Chine brûle aujourd’hui plus de charbon que les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Japon n’en consomment tous ensemble. La Chine a augmenté sa propre consommation de 14% sur chacune des deux dernières années, et cela va continuer. Tous les sept à dix ans, une nouvelle centrale électrique alimentée au charbon commence à fonctionner quelque part en Chine, générant assez de capacité pour desservir tous les foyers d’une ville comme Seattle.

Au niveau de la production de base, cependant, les morts dans les mines de charbon chinoises dépassent les 5 000 par an (plus de 100 par semaine, environ 15 morts par jour), ce qui confère au pays le douteux honneur de détenir le titre de producteur de charbon le plus mortel au monde. Le gouvernement national tente de réduire le nombre de décès en sévissant contre les petites mines du pays, souvent illégales. Mais malheureusement, dans ce vaste pays, les autorités locales des régions minières se font souvent complices des exploitants de mines pour couvrir des opérations illégales et dangereuses. De nombreuses mines — tant privées que nationalisées — ont été prises en flagrant délit de violation des réglementations de sécurité, pourtant assez souples, de la Chine.

Si la Chine ne trouve pas le moyen de purifier les émissions provenant de ses centrales à charbon, les dizaines de milliers d’usines et les millions de ménages brûlant du charbon viendront s’y ajouter — et tout cela accélèrera la pollution aérienne sous toutes ses formes, causant des dommages encore incalculables. Les statistiques du gouvernement chinois indiquent que le dioxyde de soufre produit par la seule combustion du charbon représente une menace immédiate pour la santé du peuple chinois, contribuant directement à environ 400 000 morts prématurées par an. Le dioxyde de soufre cause également des pluies acides empoisonnant les lacs, les rivières, les forêts et les récoltes dans une nation qui est déjà en manque chronique d’eau douce et de terres arables.

Selon l’article du New York Times déjà cité hier, l’augmentation de dioxyde de carbone et d’autres gaz associés au réchauffement de la planète par le biais de l’utilisation de charbon par la Chine dépassera probablement celle de tous les pays industrialisés combinés au cours de 25 prochaines années. Cela engloutira la réduction des émissions envisagée dans le protocole de Kyoto en 1990. Tandis que le dioxyde de carbone de la Chine n’est pas différent, chimiquement parlant, de celui qui est émis par l’industrie européenne, américaine ou japonaise, c’est le taux d’augmentation des émissions chinoises qui est inquiétant.

Les émissions de carbone dans l’atmosphère terrestre, en provenance de Chine ou de tout autre pays industrialisé, ne sont pas un problème mineur pour l’avenir de l’humanité. Un récent article dans le Los Angeles Times intitulé "La menace du réchauffemen
t planétaire constatée dans le dégel sibérien" (et résumant une étude publiée par le journal Science) détaillait les résultats d’une étude conjointe des Etats-Unis et de la Russie sur le permafrost de Sibérie.

Dans une région de plus de 100 km2, on trouve une immense quantité de matière carbonique gelée dans le permafrost sibérien. Ce carbone est l’héritage glacial de millions d’années d’accumulation de faune et de flore, qui, conservées par le climat froid de la région, ne se sont jamais décomposées. Même une légère augmentation de la température moyenne de la Terre pourrait libérer des milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère.

Pour vous donner une idée plus précise, si le permafrost continue de dégeler, il pourrait libérer jusqu’à 500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone actuellement emprisonné dans le permafrost. Cela serait une augmentation radicale et relativement soudaine, qui viendrait s’ajouter aux 730 millions de tonnes déjà présentes dans l’atmosphère. Si cela venait à se produire, nous vivrions tous sur une autre planète — en tout cas, pas sur la Terre telle que nous l’avons vue au long de l’histoire humaine connue.

James Hansen, climatologue de la Nasa, a étudié des carottes de glace provenant d’Antarctique, remontant jusqu’à près de 500 000 ans. Elles fournissent des détails sur la composition de l’atmosphère terrestre durant plusieurs cycles glaciaires et interglaciaires. Selon Hansen, il est possible de faire une corrélation directe entre les niveaux de méthane et de dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre et la température mondiale moyenne. Cette dernière, à son tour, est en corrélation directe avec les périodes glaciaires et interglaciaires. En d’autres termes, plus il y a de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, plus la Terre se réchauffe. Et cela signifie fonte des glaciers et élévation du niveau des mers. Si la Terre se refroidit, par contre, les glaciers se développent, tandis que le niveau des océans baisse.

Actuellement, selon Hansen, la Terre est, à une fraction de degré centigrade, aussi chaude qu’elle l’a jamais été ces 400 000 dernières années. Oups.

Les conséquences d’une température moyenne relativement élevée sont déjà visibles dans la fonte anormalement rapide des glaces du Groenland et les preuves distinctes d’une accélération de la fonte en Antarctique. Selon Hansen, la Terre pourrait être proche d’un "point de rupture", après quoi la fonte des glaces dans le Groenland et en Antarctique pourrait s’accélérer à un rythme ayant un effet quasi immédiat sur l’humanité par le biais de la hausse du niveau des océans.

Toujours selon Hansen, il est théoriquement possible qu’une grande quantité de la banquise du Groenland fonde d’ici 50 ans, ce qui augmenterait le niveau moyen des océans de la planète d’environ 7,60 m, ou un peu plus de 15 cm par an si l’on se base sur un rythme de fonte linéaire. Et si l’ouragan Katrina vous a semblé désastreux, attendez de voir les côtes de tous les continents et îles de la Terre subir les contrecoups d’une telle inondation !

Quant à la banquise de l’Antarctique, si elle fondait au cours du prochain siècle, elle pourrait faire grimper le niveau moyen des océans mondiaux de plus de 68 m, soit 61 cm par an sur une base linéaire. A titre de comparaison, environ trois milliards de personnes dans le monde vivent à 60 mètres environ du niveau de la mer — y compris des pays entiers localisés sur des îles, et de grandes proportions de pays très peuplés comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie et les Etats-Unis.

Quant aux Etats-Unis à eux seuls, selon les statistiques publiées par le US Census Bureau et résumées dans une publication de la National Geographic Society, plus de 50% de la population vit dans des régions adjacentes à des côtes maritimes. Le réchauffement de la planète et l’élévation du niveau des eaux pourraient dévaster les Etats-Unis, tant physiquement que sociologiquement. La plupart des autres pays de la planète, à moins d’être loin dans les terres, ne s’en sortiront pas mieux. Et certaines nations disparaîtront simplement sous les flots.

Jusqu’à récemment, une bonne partie des dirigeants politiques et intellectuels du monde développé ont pris de haut les défenseurs de la thèse du réchauffement planétaire, les traitant de marginaux isolés. Par exemple, durant de nombreuses années, un segment de la communauté scientifique respectable a pu dire que la hausse des niveaux de dioxyde de carbone ne représentait pas une menace majeure parce que les océans de la planète absorberaient la majeure partie de l’excès de molécules de CO2. Mais à ce sujet, le jury scientifique revient depuis peu sur ses déclarations… et les jurés n’ont pas l’air heureux.

Encore un peu de temps, et le verdict scientifique accepté sera que le réchauffement planétaire est réel et que l’accumulation de dioxyde de charbon est la plus coupable des coupables.

Je pense donc que dans un futur pas si éloigné, les grands dirigeants de la planète prendront conscience de la gravité de ce que je vous ai expliqué la semaine dernière. Et qu’ai-je en tête lorsque je parle des "grands dirigeants" ? Tous sans exception, les grandes huiles, qu’ils soient américains, chinois, russes, européens — ou quoi que ce soit. Le gouvernement suédois est déjà sur le pied de guerre, s’étant activement engagé à éliminer la dépendance pétrolière de la Suède d’ici 20 ans. L’autre aspect de cette attitude "éliminons-la-dépendance-au-pétrole", c’est l’engagement explicite de la Suède à réduire le réchauffement planétaire.

Lorsque les gens prendront conscience du problème, les politiques collectives nationales destinées à réduire, atténuer et contrôler les émissions de carbone auront pour conséquence que certains secteurs de l’industrie mondiale deviendront les principaux secteurs de croissance. Pourquoi ? Parce que c’est ainsi. Ne pas contrôler les émissions de dioxyde de carbone reviendrait à accepter la disparition de vastes régions de terrains secs, et la destruction de pans entiers de l’humanité.

Donc si vous êtes un investisseur, comment pouvez-vous détecter la tendance ? Très simplement, dans les années qui viennent, nous verrons des mouvements distincts sur les marchés mondiaux de l’énergie. Il y aura moins d’opportunités d’investissement dans les énergies provenant de sources émettant du dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre. Et on verra plus d’occasions d’investir dans la croissance des énergies générées par des sources n’émettant pas de gaz à effet de serre. Prenons un exemple spécifique — la production et l’installation d’éolien

nes va exploser dans un futur proche.

Actuellement, la production mondiale d’électricité provenant d’éoliennes est divisée comme suit : 86% de la capacité mondiale de génération d’électricité est répartie entre l’Europe (72%) et les Etats-Unis (14%). Mais l’énergie éolienne ne génère toujours que 0,7% de l’électricité mondiale. Cela va devoir changer — radicalement — à mesure que les dirigeants et la population réaliseront que le réchauffement planétaire est une réalité.

Déjà, des pays aussi divers en sources d’énergies traditionnelles que l’Iran et le Costa Rica investissent dans l’énergie éolienne. Un pays comme la Jamaïque, qui profite d’alizés toute l’année, pourrait réduire son utilisation de pétrole importé de 80% ou plus en faisant des efforts agressifs pour installer une base éolienne destinée à la génération d’électricité. Un autre exemple, qui nous provient de chiffres tirés de l’édition 2006 de la Revue statistique de l’énergie mondiale BP : en Chine, l’énergie éolienne génère moins de 1% d’électricité, mais l’utilisation d’éoliennes a augmenté de plus de 28% par an depuis 1995.

En Europe, les cibles globales pour la croissance de l’énergie éolienne sont substantielles, même sans tenir compte de l’ambitieux programme suédois visant à s’affranchir des énergies fossiles. D’ici 2010, l’énergie éolienne devrait représenter 33% de toute la nouvelle capacité de génération énergétique, et fournir de l’électricité à plus de 86 millions de personnes.

Les turbines éoliennes offshore sur le marché peuvent fonctionner plus efficacement que leurs équivalents terrestres. Avec des pales pouvant balayer une surface aussi étendue que celle d’un terrain de football et une envergure équivalent à un immeuble de 30 étages, ces turbines éoliennes offshore peuvent être développées dans les "fermes éoliennes" de grande échelle. Ces fermes peuvent fournir de l’énergie pour de grands centres démographiques côtiers, où les terrains disponibles sont limités. En 20 ans, une ferme éolienne de 100 mégawatts remplacera un million de tonnes de charbon, ou près de 600 millions de m3 de gaz naturel.

Si l’on prend les éoliennes déjà en place d’un seul fabricant à titre de comparaison, l’utilisation de turbines, par rapport à la génération de carburant traditionnelle, permet d’empêcher l’émission de plus de 11 millions de tonnes de gaz à effet de serre par an. Les turbines éoliennes en place de cette société fournissent la même quantité d’électricité que celle nécessaire pour nourrir environ 1,5 millions de foyers américains. Ces turbines peuvent générer une quantité d’électricité similaire à l’énergie produite par 9,5 millions de barils de pétrole.

Il ne fait donc aucun doute que l’énergie éolienne, avec sa capacité à réduire l’émission de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, représente une opportunité d’investissement pour l’avenir.

 

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