La Chronique Agora

Un optimisme douteux

Le dialogue entre politique et économie reste un dialogue de sourds. La grande majorité des économistes reste obstinément concentrée sur des données apparemment positives pour l’économie US, comme la baisse radicale du prix du pétrole, des liquidités abondantes, une inflation sous contrôle, des taux d’intérêt bas et des profits solides.

Par contraste, une minorité d’économistes insiste tout aussi obstinément sur le fait que les célèbres déséquilibres de l’économie, ses distorsions structurelles et l’explosion de la dette qui leur est associée sapent inexorablement la croissance économique. Selon ce point de vue, le déclin immobilier aux Etats-Unis finira par entraver la croissance et mener l’économie à la récession, avec de vastes effets négatifs sur l’emprunt et les dépenses de consommation.

D’une manière générale, cependant, c’est l’optimisme qui prévaut, concernant l’économie américaine. Ce n’est plus l’optimisme stable d’autrefois ; c’est de l’optimisme dans le sens où un véritable malaise — comme un krach du marché des actifs et une récession, sans parler d’une crise longue et prolongée — est absolument hors de question. Grâce à son dynamisme et à sa flexibilité, l’économie s’est maintes et maintes fois remise de baisses périodiques, et elle le fera une fois encore.

Commençons par examiner les faits bruts. Depuis six, sept mois et plus, les données économiques américaines ont été en majorité de mauvaises surprises — des surprises qui, de surcroît, allaient de mal en pis. Le PIB réel des Etats-Unis a chuté, passant successivement de 5,6% au premier trimestre 2006 à 2,5% au second trimestre, puis 1,6% au troisième.

C’est déjà assez décourageant, mais le troisième trimestre a été sauvé du désastre total par un événement statistique assez chimérique. Alors que les compagnies automobiles ont radicalement baissé leur production, cette dernière a grimpé en flèche dans le PIB, grâce à des baisses de prix considérables sur les voitures consommant le plus de carburant. De la sorte, la chute de la production de véhicules a contribué de 0,72% à la croissance réelle du PIB au troisième trimestre, après en avoir soustrait 0,31%. L’indice brut des prix des achats nationaux a augmenté de 2% au troisième trimestre, à comparer à une hausse de 4% au trimestre précédent.

Il est admis de longue date que l’ampleur des excès constatés lors d’un boom détermine la sévérité du processus de réajustement économique et financier qui s’ensuit. On a affirmé — c’est bien pratique — que le boom immobilier de ces dernières années a été moins spectaculaire que les précédents, qui se sont tous terminés sans baisses radicales des prix.

Il est certain qu’il y a diverses possibilités de mesure. Pour les Etats-Unis, la mesure d’excès la plus importante, qui est aussi la plus facile, c’est l’expansion du crédit associé. L’utilisation du crédit, dans le sillage de la bulle immobilière, a été tout simplement bizarre, dépassant de loin tout ce qu’on avait vu auparavant. Durant les décennies précédant l’an 2000, le total des prêts immobiliers en cours aux Etats-Unis atteignait en tout 48 000 milliards de dollars. Au second trimestre 2006, ils se montaient à 93 000 milliards de dollars. La croissance des prêts immobiliers sur les cinq dernières années équivalait quasiment à leur croissance au cours des cinq décennies préalables.

Le second point très important à voir, c’est que ce boom immobilier a été le premier, aux Etats-Unis, à influencer l’économie à une échelle bien plus importante que simplement l’activité de construction. Les ménages privés — utilisant la hausse du prix des maisons comme nantissement pour financer d’autres emprunts — se sont rués dans la dette comme jamais auparavant afin de nourrir d’autres sortes de dépenses. Par conséquent, l’économie américaine tout entière s’est transformée en une immense bulle.

Aux Etats-Unis, le nombre de maisons simples ou abritant plusieurs appartements a grimpé en 2005, passant d’un creux de moins de 1,5 millions d’unités durant l’année de récession 2001 à un sommet post-guerre de 2,2 millions d’unités. Sur la même période, l’indice de prix à qualité constante pour les nouvelles maisons a grimpé de 30%, tandis que l’indice de prix d’achat des maisons existantes publié par le Bureau fédéral américain de l’activité de logement (OFHEO) a grimpé de 50%.

Stimulant la valeur nette et la capacité d’emprunt des ménages privés, cela a mené les dépenses de consommation américaines à des excès considérables et persistants, par rapport à la croissance des revenus. En corrélation, l’épargne personnelle a chuté à pic, passant en territoire négatif, ce qui est sans précédent pour une économe industrialisée.

C’était un boom qui a de toute évidence mené à des excès extraordinaires dans plusieurs domaines différents. En général, cela suggère des conséquences très sévères et des corrections douloureuses. Il ne fait aucun doute que les premiers effets du krach de l’immobilier ont été plus vastes et plus abrupts que ne s’y attendaient la plupart des experts. Pour citer Donald L. Kohn, vice-président de la Réserve fédérale, lors d’un récent discours : "l’économie se développera à un rythme modéré pendant quelque temps, quelque peu au-dessous du rythme d’accroissement de son potentiel, puis la croissance commencera à se renforcer".

Parmi ses arguments réconfortant, il affirmait tout d’abord que la sur-construction de 2004 et 2005 avait été assez limitée pour être absorbée dans les trimestres qui viennent ; que cette situation présentait un contraste spectaculaire avec de précédents retournements de l’immobilier suivant des mesures prises par la Fed pour resserrer les conditions de crédit ; et qu’au fur et à mesure que les excès de stocks dans la construction résidentielle et les automobiles s’amenuisent, la croissance économique devrait se remettre.

M. Kohn ne mentionne même pas que, par le biais du boom du refinancement hypothécaire, cette bulle de l’immobilier a eu des effets secondaires sans précédent sur l’économie dans son ensemble. En 2005, les ménages privés ont retiré 1 080 milliards de dollars grâce à des prêts immobiliers. Sur cette somme, ils n’ont utilisé que 95,1 milliards de dollars pour la construction immobilière. Les dépenses de biens et de services ont grimpé, dans leur ensemble, de 539,9 milliards de dollars — contre une augmentation des revenus disponibles de 354,5 milliards de dollars. En d’autres termes, près d’un tiers de l’augmentation des dépenses de consommation dépendait de l’emprunt sur la valeur des maisons.

En fait, nous sommes frappés par la promptitude à laquelle le changement du marché immobilier a impacté l’emprunt hypothécaire. Il a atteint son sommet au troisième trimestre 2005, à 1 225,9 milliards de dollars en rythme annuel. En chute constante, il n’était plus que de 819,6 milliards de dollars au second trimestre 2006. Ce sévère déclin a cependant été en partie compensé par une augmentation du crédit à la consommation.

M. Kohn souligne que les conditions monétaires demeurent relativement favorables à l’emprunt et aux dépenses. Il ne fait aucun doute que les taux d’intérêt sont si bas qu’ils n’exercent aucune contrainte sur l’emprunt. Mais, plus important, la chute des prix des maisons n’est plus favorable à de tels emprunts. Assez remarquablement, le déclin notable des prêts immobiliers depuis le troisième trimestre de l’année dernière s’est produit alors même que les prix des maisons grimpaient encore — même si c’était à un rythme sensiblement plus lent. Dans la mesure où l’environnement de prix a toutes les chances de se détériorer dans les temps qui viennent, il semble assez raisonnable de supposer que ce ralentissement initial sévère des prêts immobiliers a encore de la marge.

Même si cela suggère d’autres chutes des prix des maisons américaines, ces chutes pourraient mettre un certain temps à se matérialiser, parce que les réactions du marché immobilier sont notoirement lentes. Contrairement aux marchés financiers, sa réponse initiale à un changement de situation ne concerne pas le prix, mais la durée où les maisons non vendues restent sur le marché, jusqu’à ce que les prix soient réduits, pour réaliser les ventes désirées. Les vendeurs tendent à résister aux ajustements de prix à la baisse aussi longtemps qu’ils le peuvent. Au lieu de cela, le marché devient illiquide. Il ne fait aucun doute que les vendeurs s’en apercevront et ajusteront leurs conditions de prêt.

M. Kohn est également rasséréné par le fait que le renversement actuel de l’immobilier, contrairement aux précédents, n’est pas causé par un resserrement du crédit. Comme il le soutient avec raison : "la Réserve fédérale n’a fait que remettre les taux d’intérêt de court terme à des niveaux plus normaux, et les taux de long terme sont inhabituellement bas par rapport à ces taux courts". Nous pensons, cependant, qu’il en tire des conclusions entièrement fausses. Toutes les récessions causées par les resserrements monétaires ont été suivies de reprises vigoureuses. Un retournement se produisant en dépit de taux d’intérêt bas et d’argent facile nous semble des plus inquiétants.

 

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