La Chronique Agora

Un monde de hasard (2)

En plus de mes besoins de distractions durant les réunions de ‘discussion’ hebdomadaires, j’ai souvent résisté aux gens qui me demandaient de donner une opinion sur le sens du marché, ce qui n’a pas manqué de causer quelques tensions avec certains amis et parents. Un jour, un ami de mon père, un homme riche et plein d’assurance, m’a appelé durant l’une de ses visites à New York. Il voulait faire appel à mes connaissances sur l’état de toute une série de marchés financiers. Je n’avais vraiment aucune opinion, je n’ai pas non plus fait l’effort d’en formuler une, pas plus que je ne m’étais intéressé à ces marchés. Et ce brave homme continuait de m’assaillir de questions sur l’état de l’économie, sur les banques centrales européennes . c’étaient des questions précises, destinées sans doute à comparer mon opinion à celle d’un autre ‘expert’ gérant son compte dans l’une des grandes sociétés d’investissement new-yorkaises. Je ne dissimulai pas que je n’en avais pas la moindre idée, et je ne m’en excusai pas. Je n’étais pas intéressé par les marchés (oui, je suis un trader), et je ne faisais pas de prédictions, point à la ligne. Je continuai en lui expliquant certaines de mes idées sur la structure du hasard et la fiabilité des opinions sur les marchés, mais il voulait une déclaration plus précise sur ce que les marchés obligataires européens feraient d’ici Noël.

Il partit avec l’impression que je me moquais de lui . cela porta presque préjudice à la relation entre mon père et son riche ami — le brave homme l’ayant appelé avec la plainte suivante : ‘quand je pose une question à un avocat, il me répond avec courtoisie et précision. Lorsque je demande un avis médical à un médecin, il me donne son opinion. Aucun spécialiste ne m’a jamais manqué de respect. Et voilà que votre fils de 29 ans, insolent et prétentieux, joue les prima donna et refuse de me répondre sur la direction des marchés !’

La meilleure description qu’on puisse faire de mon activité tient en deux mots : ce sont des ‘paris tordus’ — c’est-à-dire que j’essaie de profiter d’événements rares, d’événements qui ont tendance à ne pas se répéter fréquemment, mais, qui, en conséquence, paient largement lorsqu’ils se produisent. J’essaie de faire de l’argent rarement, aussi rarement que possible, simplement parce que je pense que les événements rares ne sont pas évalués à leur juste valeur, et que plus l’événement est rare, plus son prix sera sous-évalué. En plus de mon propre empirisme, je pense que l’aspect contre-intuitif de la transaction (et le fait que notre ‘programmation’ émotionnelle n’en tienne pas compte) me donne un certain avantage.

Pourquoi ces événements sont-ils sous-valorisés ? A cause d’un préjugé psychologique . les gens qui m’entouraient durant ma carrière étaient trop occupés à mémoriser les titres du Wall Street Journal durant leur voyage en métro pour réfléchir correctement aux caractéristiques des événements au hasard. Ou peut-être regardaient-ils trop de gourous à la télévision. A moins qu’ils n’aient passé trop de temps à upgrader leur PalmPilot. Même certains vétérans du trading ne semblent pas comprendre que la fréquence importe peu. Jim Rogers, un investisseur ‘légendaire’, a fait la déclaration suivante :

‘Je n’achète pas d’options. Acheter des options, c’est un moyen de se retrouver sans le sou. Quelqu’un a fait une étude pour la SEC et a découvert que 90% de toutes les options expiraient en tant que pertes. Eh bien, j’ai calculé que si 90% de toutes les positions en options longues perdaient de l’argent, cela signifiait que 90% des positions en options courtes gagnent de l’argent. Si je veux utiliser les options pour jouer à la baisse, je vends des calls.’

Les statistiques selon lesquelles 90% de toutes les positions en options (en termes de fréquence) perdent de l’argent n’ont aucun sens si l’on ne prend pas en compte combien d’argent l’on gagne en moyenne durant les 10% restants. Si l’on engrange 50 fois la somme misée lorsque l’option est ‘dans le cours’, je peux sans le moindre doute affirmer qu’acheter des options est un moyen de se remplir les poches plutôt que de les vider. M. Rogers semble être arrivé bien loin pour quelqu’un qui ne sait pas faire la différence entre probabilités et attentes (assez bizarrement, il était le partenaire de George Soros, un homme complexe qui florissait grâce à des événements rares).

L’effondrement boursier de 1987 est un exemple d’événement rare . il a démarré ma carrière. De nombreux traders essaient de se tenir à l’écart du risque en évitant de s’exposer à des événements rares — une approche en grande partie défensive. Je suis bien plus agressif, et je vais un peu plus loin . j’ai organisé ma carrière et mon entreprise de sorte à pouvoir en profiter. En d’autres termes, je cherche à profiter de l’événement rare, grâce à des paris asymétriques.

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