La Chronique Agora

Un jour, quelque part…

** Maintenant que l’été se termine, nous sommes de retour dans le monde des trains, des avions et des automobiles… des réunions… des taxis… des contrôles de sécurité… des dates… des discours… bla, bla, bla.

* En d’autres termes, nous sommes de retour dans le monde réel.

* Mais nous faisons une petite pause pour nous souvenir du monde que nous laissons derrière nous. Nous avons pris le mois d’août — comme le reste de la France. Nous n’avons pas arrêté de travailler, mais nous le faisions depuis la maison, au milieu de notre famille et nos amis… en suivant un rythme différent.

* Au lieu de nous précipiter au bureau, nous traversions la cour pour nous rendre dans un pavillon que nous avons transformé en bibliothèque. Là, commençant la journée à 7h30 du matin, nous lisions et écrivions, jusqu’à ce que la cloche sonne à 13h. Ensuite, nous restions avec Elizabeth, notre mère, et quiconque nous rendait visite. Parfois, nous n’étions que trois — mais souvent, nous étions 20 ou plus…

* Les déjeuners étaient servis dehors. Le temps était frais… si bien que nous devions porter des pulls et des écharpes. Mais nous étions en été, et même si le temps ne semblait guère estival, nous nous en tenions à notre routine, aussi inconfortable soit-elle.

* Nous ne mangions que des choses venant du jardin, ou presque — ce qui signifie que nous avons mangé assez de haricots verts pour étouffer un mulet. Puis les tomates et les courgettes ont mûri, et notre régime s’est élargi. La viande était fournie par le boucher local… ou par notre jardinier… qui la faisait parfois cuire au feu de bois, en plein air.

* Le repas durait longtemps. Au bureau, nous ne prenons généralement pas la peine de manger. Cela nous ralentit. Mais le mois dernier, le déjeuner prenait souvent deux heures… Il y avait l’entrée, le plat principal, la salade, le fromage, le dessert et, enfin, le café.

* Ces longs déjeuners se sont révélés très utiles ; ils nous ont permis de nous mettre au courant des affaires familiales. En bavardant autour d’un café, nous avons découvert que nous avions six enfants. Nous avons appris leurs noms et ce qu’ils faisaient dans la vie. Nous avons réalisé qu’Elizabeth avait étudié l’Histoire à la Sorbonne l’an dernier, et qu’elle avait passé ses examens haut la main.

* Nous avions également le temps d’écouter notre mère, nos cousins, nos nièces, nos neveux, nos frères, nos soeurs… et bon nombre de gens qui semblaient n’avoir aucun lien avec quiconque, mais arrivaient simplement à l’heure du déjeuner.

* "Qu’est-ce que vous faites ici ?" avions-nous envie de leur demander. Mais cela aurait été malpoli ; nous avons profité de leur compagnie, à la place.

** "J’ai reçu une lettre du fils de Margaret", a commencé notre mère un jour. "Je savais exactement ce que c’était".

* "De quoi s’agissait-il ?"

* "Eh bien, quand tu auras mon âge, tu sauras. J’avais envoyé quelques lettres à Margaret, et elles étaient restées sans réponse. Nous étions amies depuis la Seconde guerre mondiale ; nous étions toutes les deux dans l’armée, dans les WAC [Women’s Army Corps, corps d’armée féminin aux Etats-Unis, ndlr.]".

* "Pourquoi est-ce que tu t’étais enrôlée dans l’armée ?" demanda l’une de ses petites-filles.

* "C’était la guerre. Tout le monde voulait faire son possible. J’étais à la maison à m’occuper de ma mère, qui était très malade. Elle avait, eh bien… je suppose qu’on appellerait ça une dépression nerveuse, de nos jours. Mais c’était très grave, et nous ne pouvions pas la laisser seule".

* "Toutes les maisons de famille ont des pièces obscures… et toutes les histoires de famille ont des chapitres sombres. J’ai envie de vous dire ce que je sais, parce que je suis la dernière. Je suis la dernière de ma génération que vous connaîtrez… du moins dans la famille".

* "Mais mon père a pris sa retraite… ça devait être en 1942… si bien que j’ai pu m’engager dans l’armée. Ils m’ont envoyée au Texas, où je devais passer des films pour les jeunes soldats. Le principe des WAC était que nous nous occupions du travail que les hommes faisaient auparavant ; c’était pour que les hommes puissent partir se battre. Je faisais fonctionner le projecteur afin de montrer des films sur les Allemands, ce qu’ils faisaient et comment ils se battaient. Je ne me souviens pas, mais je crois qu’en gros, on disait que si on ne les tuait pas, c’est eux qui vous tuaient. Je parlais un peu l’allemand, j’avais appris à l’école… un tout petit peu. Alors plus tard, on m’a fait aussi brièvement travailler avec les prisonniers de guerre allemands. Ils étaient en fait très gentils. Mais je suppose qu’on ne voulait pas que nos soldats partent à la guerre en pensant qu’ils allaient se battre contre des gens biens".

* "J’ai rencontré ton père juste après avoir commencé. On était la veille de Noël. Et il avait un petit quelque chose, je ne sais pas quoi. Mais je le sentais. Et nous voulions nous marier immédiatement. Je ne sais pas pourquoi. C’est ce que faisaient les gens à l’époque. Il était à Pearl Harbor lors du bombardement… et on allait l’envoyer dans le Pacifique. Nous ne savions pas où… ni quand… ni… s’il en reviendrait. Bref, on voulait se marier tout de suite".

* "Et Margaret était ma meilleure amie. J’étais si naïve… je ne connaissais rien du tout. On ne le croirait pas, de nos jours. Je veux dire, aujourd’hui, tout passe à la télévision. Mais ma famille était extrêmement pudique… et extrêmement discrète. Margaret a donc dû m’expliquer les choses de la vie juste avant que je me marie".

* "Quoi qu’il en soit, nous étions très proches l’une de l’autre… et nous avons continué de nous rendre visite au fil des ans. Puis je n’ai plus eu de nouvelles. Et quand j’ai eu cette lettre, aujourd’hui, j’ai vu qu’elle venait d’Oregon — où elle avait déménagé avec son mari, avant qu’il meure… et la lettre venait de son fils, pas d’elle. Alors j’ai su… "

* "Voilà comment les choses sont, quand on vieillit. Les amis et les parents… les gens avec lesquels on a grandi… les gens qu’on aime… un par un… ils disparaissent. Et on est la dernière à rester… on se dit, eh bien, je crois qu’on se reverra… comme dit la chanson… un jour, quelque part… "

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