La Chronique Agora

Un coup de poker baptisé Geithner : plus rien à perdre ? 

** C’est comme au poker, le nouveau jeu qui cartonne sur Internet et à la télévision. Enchères et surenchères s’envolent d’autant plus follement que les joueurs sont convaincus d’avoir une bonne main dès qu’ils touchent une paire de valets ou un as, après une série de donnes sans attrait, composées de petites cartes dépareillées.

La loi des séries fait qu’une bonne main se retrouve rarement seule autour d’une table ; l’apparente détermination des chip leaders — ceux qui, au bout de quelques tours, se retrouvent deux à trois fois plus riches que leurs concurrents immédiats — conduit rapidement les joueurs un peu courts en jetons à jeter leur main.

Plus les leaders jouent gros, plus la frilosité des outsiders s’accroît… de telle sorte que la partie finit par se résumer à un duel de gros bras qui se termine presque toujours — parce que la testostérone devient reine lorsqu’il n’est question que de domination et d’argent (what else ?) — par un "tapis" qui aboutit à l’éviction de l’un des deux prétendants à la victoire.

Le gagnant, devenu 10 ou 20 fois plus riche que n’importe quel autre joueur, n’a aucun intérêt à poursuivre la partie afin de récolter les derniers jetons, dans le vain espoir d’afficher une victoire totale. A un contre cinq ou six, il multiplie les risques de voir ses adversaires, incapables de le suivre au-delà de la première enchère, aller systématiquement à tapis, avec toutes les chances de détenir de meilleures mains.

Au poker, comme en beaucoup de domaines — en bourse notamment –, le mieux se révèle être l’ennemi du bien. Trop d’investisseurs sont formatés intellectuellement pour acquérir un sentiment de toute-puissance lorsque les marchés s’orientent en leur faveur pour des raisons qu’ils pensent maîtriser — comme si les algorithmes et les équations pouvaient définitivement triompher du hasard !

Ajoutez à cela cette sorte d’impératif moral qui consiste à "finir le travail" (c’est-à-dire éteindre toute poche de résistance), et voilà le joueur ou l’investisseur, engoncé dans son armure mentale, prêt à affronter, sabre au clair, n’importe quel péril… et le pire d’entre eux se révèle souvent être celui de l’apparente facilité de la tâche.

** Dans un marché baissier, après plusieurs revers de fortune, les acheteurs, qui pensaient pouvoir profiter d’un rebond sur des titres ayant chuté de 50 ou 60%, n’osent plus miser sur ceux qui en ont perdu 70 ou 80%. Cela peut se comprendre dans la mesure où certaines blue chips historiques n’avaient jamais enregistré de tels écarts négatifs en 50 ans.

Les vendeurs à découvert n’ignorent pas ce genre de phénomène. Ils s’enhardissent d’autant plus qu’ils bénéficient du renfort involontaire de centaines de fonds d’investissement à court de cash et qui se retrouvent en liquidation. Ceux-là n’ont pas d’opinion sur le marché, ils n’ont pas le choix de faire le tri, d’arbitrer au sein de leur portefeuille ou de conserver leurs positions.

Mais attention, ces fonds — qui ont tout perdu — se retrouvent en face d’une nouvelle catégorie d’acheteurs : ceux qui "n’ont rien à perdre" et qui ne se posent pas davantage de questions sur la stratégie à adopter !

En effet, celui qui achète un titre qui offre 6% ou 7% de rendement n’a rien à perdre (et n’a aucune intention de "se coucher") alors que les bons du Trésor de 30 ans affichent un rendement inférieur à 3,5%, les emprunts à 10 ans moins de 3,15% (comme vendredi dernier à la mi-journée) et le "jour le jour" 0,02%. Il faudra bientôt payer pour mettre ses liquidités à l’abri !

En d’autres termes, ce sont les bons du Trésor — la signature de l’Etat — qui deviennent hors de prix tandis que les entreprises à court de trésorerie, lâchées par leurs banquiers, ne peuvent plus espérer lever de cash qu’en offrant 20% aux rares prêteurs encore disposés à se lancer dans l’aventure des "crédits vautours" –comment baptiser autrement ces cadeaux empoisonnés au tarif junk bonds ?

** Pour en revenir à notre partie de poker boursier, les vendeurs se sentaient en pleine confiance vendredi, journée d’expiration mensuelle des opérations à terme. Ils ont en effet découvert la mine déconfite des gérants face à la dégradation de l’activité dans les secteurs des services et de l’industrie en octobre dans l’Eurozone.

L’indice PMI des services s’est ainsi replié de 2,5 points à 43,3 en octobre et le PMI manufacturier a quant à lui plongé de 4,9 points à 36,2. Il s’agit respectivement des plus bas scores jamais observés depuis la création de l’enquête, en 1998. En France, l’indice des directeurs d’achat a reculé de 0,9 point à 46,6 dans les services et de 2,7 points à 37,9 dans l’industrie. Pour achever de démoraliser Wall Street, l’indice des indicateurs avancés du Conference Board a chuté de 0,8% le mois dernier.

Comment le clan des baissiers, brassant sa montagne de jetons et de plaques multicolores accumulées durant le mois de novembre, aurait-il pu aborder le week-end autrement qu’en éprouvant un sentiment de confiance absolu avant le retournement de l’ultime carte ?

** Mais, comme nous l’indiquions un peu plus haut, tant qu’il subsiste une chance — c’est-à-dire un tout petit pourcentage de chance — de voir un improbable as de trèfle faire basculer le sort de la partie au moment du turn, nul ne maîtrise totalement son destin.

Pourtant, c’est très précisément ce qui s’est passé vendredi soir à l’entame de la dernière heure de cotation — ces 60 dernières minutes ont été à chaque fois décisives à l’issue des huit séances précédentes. Wall Street a réduit sa perte hebdomadaire de moitié sous le regard incrédule des vendeurs, lesquels venaient d’allumer leur plus gros cigare pour célébrer un mois de novembre à -20% — après avoir engrangé -14% en octobre.

A l’heure du déjeuner, le S&P affichait un repli cumulé de 12,5% par rapport au vendredi 14 novembre. Deux heures plus tard, il caracolait à 6,3%, clôturant in extremis au-dessus des 800 points (l’ex-plancher majeur du 12 mars 2003).

Le fameux as de trèfle venait tout juste d’être retourné par l’équipe Obama : il a pour nom Timothy Geithner.

Il s’agit de l’actuel président de la Réserve fédérale de New York, lequel siège à titre permanent au Conseil de politique monétaire de la Fed. Agé de 47 ans — tout comme le futur locataire de la Maison Blanche –, c’est un spécialiste de la gestion des crises financières. Il a activement participé aux récentes opérations de la Fed visant à restaurer — sans grand succès jusqu’à présent — la confiance des marchés financiers.

Contrairement à Henry Paulson, Tim Geithner n’est pas issu du gratin financier de Wall Street. Il n’a jamais travaillé pour l’une de ces grandes banques d’affaires qui trônait encore sur le toit du monde 18 mois auparavant. Il ne leur doit ni sa carrière, ni sa fortune, et c’est apparemment un gage d’objectivité et d’indépendance qui a beaucoup plu aux investisseurs.

** Il faut rester prudent face aux effets d’annonce… mais le coup de poker de vendredi soir est survenu à un moment crucial pour le CAC 40.

Celui-ci s’est effondré de 12,45% à l’issue de la semaine du 17 au 21 novembre, dans le sillage des banques, des produits de base, des constructeurs automobiles et des pharmaceutiques.

Coïncidence ou non, le CAC 40 a clôturé très exactement (à 2 881,26 points) au même niveau que le plancher du 2 octobre 1998 (soit 2 881,24 points), ou celui du 21 mai 2003 (soit 2 881,20 points).

La franche cassure du support oblique très long terme des 2 900 points — avec, au passage, le comblement du gap des 2 903 points du 27 mai 2003 — a débouché sur le test des 2 838 points. Après 54% de repli sur ses plus hauts de juillet 2007, un puissant rebond pourrait maintenant se matérialiser, avec un potentiel de hausse de 35 à 40% en quelques semaines et avec les 3 700 puis les 3 934 points en ligne de mire.

Les amateurs de chasse aux dossiers massacrés pourraient conclure que le couteau vient de toucher le sol, et même s’il risque encore de rebondir à l’impact sur le sol en marbre, il n’y plus guère de risque à s’en saisir dans la mesure où la lame des bons du Trésor est complètement émoussée.

** Les acheteurs se souviendront alors que l’Union européenne doit annoncer ce mercredi un plan de relance de l’économie qui pourrait se chiffrer à 130 milliards d’euros, selon Michael Glos, le ministre allemand de l’économie. Dans le même temps, Gordon Brown s’apprête à injecter des dizaines de milliards de livres sterling dans l’économie britannique.

Son ministre des Finances, Alistair Darling, présentera aujourd’hui un panachage de baisse de TVA et d’investissements publics financés par l’emprunt. L’effort consenti devrait atteindre l’équivalent de 24 milliards d’euros, un montant comparable au fonds souverain à la française dévoilé vendredi par Nicolas Sarkozy.

Difficile de savoir d’entrée de jeu s’il s’agit d’un simple coup de bluff ou d’un véritable projet concerté — et de longue haleine — pour endiguer la spirale déflationniste ; toujours est-il que les joueurs qui se sont tant enrichis à la baisse devraient juger plus prudent de jeter leur main en attendant de repérer un adversaire à leur taille… qu’il sera intéressant de défier si les promesses de Barack Obama en matière de restauration de la croissance et de l’emploi s’avèrent intenables : "Neutron" Jack Welch, l’ex-PDG de General Electric redoute une récession de 4 à 7% en 2009.

C’est de toute façon un coup de poker à 10 000 milliards de dollars. Nous doutons que quelqu’un se précipite d’ici jeudi prochain (et la célébration de Thanksgiving) pour annoncer d’une voix calme et déterminée : "suivi !"

Philippe Béchade,
Paris

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